Lien vers la présentation du ChallengeAZ 2018
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Septembre 1919
Le jour de la victoire me paraît tellement loin : 10 mois déjà. Et pourtant il m’a fallu encore servir mon pays, rester sous les drapeaux, tandis que les autres repartaient chez eux petit à petit. L’attente, l’envie de revenir au pays, de revoir les miens. Et en même temps la crainte paradoxale de retrouver une vie « normale ». Combien de temps encore, en entendant un bruit, un claquement, je me jetterai au sol, les mains protégeant ma tête, rempart ridicule contre un obus qui ne tombera pas ?
Et puis enfin le jour de la libération : le 13 septembre je reçois mon ordre de démobilisation officiel. La première partie du voyage dans un wagon à bestiaux. Une bête pendant 5 ans j’avais été, une bête je restai. L’amertume était dans mes bagages.
La fin du voyage fut plus confortable, dans un véritable train de voyageurs. J’aurai pu descendre du train à la gare de Samoëns, mais je suis descendu à la station précédente : j’avais besoin de marcher un peu seul. De respirer à nouveau l’air de mon pays. De voir apparaitre, petit à petit, l’ombre bienfaisante du Criou surplombant de son sommet protecteur la ville de mon enfance. De mon innocence.
Retour à Samoëns...
J’étais vivant.
Après tout ce que j’avais vécu, j’étais vivant. Alors que tant d’autres étaient morts. Je n’arrivais pas à y croire…
Je me sentais étrangement léger : pour une fois que je marchais sans barda complet sur le dos, seul et non en colonne, et la vie au bout du chemin…
Est-ce que j’ai été chanceux ? Ou était-ce seulement le hasard ? Dans ma tête tout se mélangeait : le bruit assourdissant des canonnades et celui des chansons joyeuses des soldats, la boue des tranchées et le bien-être d’une douche après plusieurs semaines passées en premières lignes. Les horreurs que j’ai vécues se voient-elles sur mon visage ? Ne vais-je pas effrayer ma mère et mes sœurs ? Ai-je l'air d'un zombie ou ai-je repris figure humaine ? Comment dire mes cauchemars : le bruit des obus, les cris dans les tranchées ?
Que reste-t-il de l’enthousiasme des premiers jours de la guerre ?
Autour de moi, tout m’étonne : les arbres debout et non pas fracassés, la verdure, les maisons couvertes de leur toit, les oiseaux qui chantent.
Tout en cheminant je respire de grandes goulées d’air pur. Pas de risque de s’intoxiquer ici. Pas d’odeurs nauséabondes de cadavres pourrissant. Je me prends la tête entre les mains : il faut arrêter de penser à tout cela. C’est fini maintenant !
J’aperçois enfin le clocher, celui-là même qui a sonné le tocsin, annonçant la folie sur la terre, un jour d’été. Brisant mon enfance.
Enfin à la maison ! Une boule de chagrin immense m’oppresse. Un lourd sanglot crève dans ma gorge.
Au dernier moment, je n’ose pas rentrer et me couche près de la haie. Je me laisse aller à cette tristesse trop lourde qui me dévaste.
Je pleure longtemps, sans bruit, bouleversé d’avoir retrouvé le monde qui m’avait vu heureux, avant, et que je croyais avoir perdu à jamais.
On m’a jeté dans un enfer que je ne méritais pas. C’est ce qui me blesse le plus : cette injustice qui m’a été faite.
Quand la peine et la douleur accumulées depuis si longtemps se sont taries, je peux enfin me relever.
J’hésite toujours à entrer. Je me sens sale, souillé jusqu’aux os, incapable de me réinstaller dans ce monde si paisible. Si différent de celui que je viens de quitter. Devant la fontaine, je me débarbouille. Par habitude, je vérifie qu’il n’y a pas de cadavre flottant dans l'eau. Je respire un peu mieux quand je réalise qu’il n’y en a pas dans ces lieux protégés.
Je pousse finalement la porte de la maison. L’émotion est si grande de me retrouver là que je ne sais même plus si c’est un silence ému ou des cris de joie qui m’accueillent. Peut-être les deux.
Enfin
je peux embrasser ma mère et mes sœurs, mais j’ai peur de goûter le
sang de la bataille dans leurs baisers et de voir dans leurs rires le
crâne des morts.
Le soir, à table, ma mère me demande :
- Alors ces Allemands, à quoi ils ressemblent ? Ils sont si vilains qu’on le dit ?
- Ils ressemblent à tout le monde, que je réponds.
- Bon ! Soupire-t-elle.
Elle n’en demandera pas plus et tant mieux. Elle a retrouvé son fils, c’est tout ce qui compte. Et puis quoi lui dire ? Comment décrire l’indicible ?
Il m’a fallu plusieurs jours pour reprendre pied dans l’univers silencieux, protégé du village.
Plusieurs jours pour perdre l’habitude de rentrer la tête dans les épaules et d’attendre l’obus qui va tomber.
Pour se débarrasser de l’expérience de l’absurdité de la mort de masse, de l’impossibilité de faire son deuil en l’absence de corps à enterrer et de tombe où se recueillir, d’un sentiment d’intense culpabilité comme si je vivais à la place d’un autre, grâce au sacrifice d’une autre vie.
C’est la fin de la guerre mais est-ce pour autant que les villes et villages détruits vont renaître ? Est-ce que les mères vont sécher leurs larmes ? Est-ce que les orphelins vont cesser d’être orphelins, les veuves d’être veuves ? Est-ce que les cauchemars vont cesser ? Ces cris d’une violence interminable qui me jettent au bas du lit sans pouvoir me réveiller vont-ils cesser ?
Comme un enfant il faut tout réapprendre. Il faut se dépouiller de son identité de soldat, si chèrement acquise, et reprendre sa place de la vie civile ; faire le deuil de ses amis disparus, déchiquetés sous ses yeux ; accepter la compagnie des vivants : ceux qui n’ont pas connus les combats et qui savent encore ce que rire et danser signifie.
La paix est là, on ne tue plus. Après cinq ans d’attente, de peine, d’ajournement et de terreur, la voilà. Sommes-nous dignes d’un tel bonheur ?
J’espère en tout cas qu’on pourra dire que c’est la fin de toutes guerres. La Der des Der.