« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

jeudi 20 novembre 2025

R comme rente inacessible

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile remise son fiacre en 1937, à l'âge respectable de 79 ans. Depuis une demi-douzaine d’années elle demeurait rue Sthrau (Paris 13ème), chez sa fille Marie. C’est bien pratique les filles quand on est âgée. Elles permettent d’entretenir nos vieux jours, une sorte de plan B quand le corps lâche et que les économies font la grève. N’oublions pas que dans la deuxième moitié du XIXème, on commençait à trimer à 8 ans parfois (puis un peu plus tard quand l’école devient obligatoire jusqu’à 13 ans en 1882), pendant 12 à 15 heures par jours (limité à 8 heures en 1919), sans repos (le repos dominical supprimé en 1880 n’est rétabli qu’en 1906) ni vacances. Jusqu’à la mort. 

 

Les vieux au coin de la rue © Création personnelle d'après Bing

 

    Contrairement à son mari Augustin (mort en 1914) qui était encore journalier à 62 ans, Cécile était sans profession au moment de son décès. Comment fait-on quand on est âgée et sans revenu ?

    C’est bien joli la vieillesse, ce grand port où on amarre son rafiot après une vie de tempête (et quelques accalmies, faut espérer), mais on ne peut pas vivre que d’amour et d’eau fraîche. Les pensions de retraite ça n’a pas toujours existé ! Même si c’est sans doute plus ancien qu’on ne le pense, du moins pour certaines professions. Allez, je vous convoque pour un petit topo sur les retraites, histoire de vous cultiver un peu : Colbert a créé une pension de retraite pour les marins dès 1673 en instituant la Caisse des Invalides de la Marine Royale, ancêtre de tous les régimes de retraite français. Un bon début, pour les loups de mer. Ensuite, d’autres régimes de retraite ont été mis en place, pour des métiers particuliers : la première caisse de retraite des fonctionnaires de l’État a été mise en place en 1790 avec un départ en retraite à l’âge de 60 ans, après 30 ans de service.

    Avec la révolution industrielle et le développement du salariat ouvrier se mettent en place des caisses de prévoyance privées, à gestion ouvrière, patronale ou mutualiste. Un peu de solidarité, histoire de ne pas crever la dalle une fois usé par le travail. C’est ensuite la création des pensions militaires (1831), des mineurs (1894), des cheminots (1909), etc… D’ailleurs, ces catégories forment encore les régimes dits « spéciaux ».

    En 1910 une première loi sur les retraites des ouvriers et paysans est votée,  prévoyant le versement d’une pension à partir de 65 piges… Pour des travailleurs qui claquaient souvent avant 60. Oups. Autant dire que c’était la retraite... posthume. En plus c’est un système de retraite par capitalisation (par prélèvement sur le salaire) mais le niveau de vie misérable des ouvriers ne les incite pas à cotiser pour leurs éventuels vieux jours. Difficile de penser à demain quand on crève la dalle aujourd'hui. La retraite c’est cette période bénie où t’as enfin le temps de vivre, mais plus les genoux pour courir après.

    Faut attendre 1928 pour qu’on se décide à faire un vrai système complet d’assurances sociales — maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès — mais seulement pour les salariés de l’industrie et du commerce. Et encore, on avait qu’un demi-siècle de retard sur les Allemands, qui avaient déjà tout ça depuis 1881. Pas pressés, les Français, hein.

    En 1941, on crée une allocation aux vieux travailleurs salariés, l'ancêtre du fameux minimum vieillesse (institué en 1956), qui existe encore de nos jours. Un truc qui aurait sans doute bien arrangé Cécile, mais créé une dizaine d’années trop tard pour elle. Le destin est farceur, parfois.

    Et puis là, arrive le grand chambardement : répondant aux objectifs sociaux du programme du Conseil national de la Résistance, les ordonnances d'octobre 1945 créent la Sécurité sociale. C’est la naissance du régime général, unifié et universel. Le truc qui change tout. Cette fois, ça fonctionne par répartition : les cotisations des actifs servent à financer les pensions des retraités de la même année, tout en créant des droits pour leur future retraite. L’âge légal de départ à la retraite est fixé à 65 ans. Une vraie révolution, pour des millions de travailleurs qui, pour la première fois, pouvaient rêver de vieillir sans crever de faim !

    Par la suite, confronté au vieillissement de la population, le système de retraite fait l'objet de nombreuses réformes : durée de cotisation, âge de départ, catégories de métiers... (et quelques chose me dit que c'est pas fini...). Il y en a beaucoup, vraiment beaucoup, mais j’ai la flemme de vous les lister toutes alors si le sujet vous passionne absolument, rendez-vous sur Google.

    Quoi qu'il en soit, ce droit à la retraite, ce système de protection, est arrivé trop tard pour Cécile. Elle n'aura jamais pu en profiter. Une vie de labeur, sans la douceur des vieux jours assurés.

 

 

mercredi 19 novembre 2025

Q comme queue de vache

Sur les pas de Cécile

 

    Le beau-frère de Cécile, Daniel Frète, était boucher au faubourg Saint Michel à Angers. 

 

Boucherie © Création personnelle d'après Bing

 

   C'était même un boucher détaillant, le gars ! Pas n’importe quel découpeur de barbaque. À cette époque, le métier de boucher connaît un vrai tournant façon révolution des entrecôtes : la séparation entre deux branches du métiers. L’abattage des gros bestiaux revient aux bouchers de gros (les costauds du couperet, qu’on appelle les chevillards ou bouchers abattants) tandis que la vente au détail de la viande revient aux bouchers de boutique (les détaillants, les rois de la vitrine). Avant, les types tuaient leurs bestiaux dans l’arrière-boutique, peinards, entre deux clients (dans des espaces appelés « tueries ») — un vrai carnage version trottoir. Mais bon, parce que la population trouvait ça carrément dégueu (faut dire, le sang qui coule dans le caniveau, c’est pas hyper glamour), on a dit stop : place aux abattoirs publics ! Fini les tueries privées, bonjour l’hygiène et les tabliers plus ou moins propres. Mais attention, pas question de mélanger torchons et andouillettes : à cette époque, le boucher se distingue encore des charcutiers, tripiers ou rôtisseurs. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.

    Ce sont les bouchers abatteurs qui gardent les revenus liés au cinquième quartier (cuir, suif, abats, sang, boyaux, os, crins; bref, tout ce qui n'est pas la viande…). Du coup les bouchers détaillants perdent un maximum de blé à cause de ça. Terminoche le Pérou ! À partir des années 1870, et le tournant libéral du Second Empire, ils cherchent donc à diversifier leur activité, ces gaillards. Les frontières entre boucher, charcutier, tripier, volailler et traiteur commencent à se faire plus floues. À partir du moment où le boucher détaillant se définit plus comme un artisan-commerçant, il doit améliorer ses techniques de vente. Il se fait conseiller et fidélise sa clientèle. Il bichonne ses étals et fait briller la viande. Pour un peu, il te vendrait un gigot comme on vend un bijou de chez Cartier (un bijou de chez Quartier de viande, quoi !). Les premières vitrines apparaissent dans les boucheries vers 1904. Comme les autres commerçants, les bouchers utilisent différentes techniques pour augmenter la clientèle (publicité, coupons de fidélité, etc…). Un vrai marketing avant l'heure, pour vendre du gras !

    Au XIXème la formation professionnelle s’organise, sur un modèle maître/apprenti, avec un paternalisme qui ferait loucher aujourd'hui. Les garçonnets de 13 ou 14 ans sont placés chez leurs patron au pair (nourris/logés ou avec un salaire minime). Ces enfants « font les courses », tenant le rôle du commis-livreur. C’est le rôle que remplissait Augustin, le fils de Cécile. L’adolescent qui aborde le métier boucher ensuite est guidé par son patron qui installe à l’atelier une ambiance morale (évidemment) et un climat proche de celui qu’il trouverait au sein de sa propre famille. D’ailleurs en général le contrat d’apprentissage notait bien que le patron devait se comporter, vis-à-vis de ses apprentis, « en bon père de famille ». C’est sans doute ce qui explique les liens étroits tissés entre Augustin et les Frète. Une vraie famille de substitution, avec l'odeur du sang en prime !

    Dans les boucheries d'antan, en général, les rôles étaient bien partagés : les femmes vendaient la viande, aidées de leurs filles, tandis que les hommes partaient chercher le bétail avec les fils. Des domestiques ou employés complétaient le personnel. Une vraie entreprise familiale, avec son lot de petites et de grandes mains.

    Les boucheries traditionnelles s’organisaient souvent de la même façon, leur conception répondant à l’usage spécifique du métier : le magasin au rez-de-chaussée, le logement du boucher et de sa famille dans les étages, des pièces sombres pour éloigner les parasites et faciliter la conservation de la viande, souvent bien aérées. La bidoche était présentée sur un étalage à l’extérieur, et/ou pendue à des crochets en façade, rouge et luisante, le saucisson accroché comme un pendu bien nourri. Voilà un tableau bien appétissant pour le chaland ! De grandes tentes protégeaient la viande de l’ardeur du soleil. C’était au poil (et les mouches devaient bien faire bombance à mon avis).

    Pour s’assurer de leur bonne conservation, les bouchers bichonnaient la viande et entretenaient une atmosphère sèche autour des carcasses. Une fois la bête tuée et dépouillée, sa viande n’était pas lavée. Elle était juste ressuée (assèchement partiel des carcasses par une phase lente de descente en température), simplement à la fraîcheur de la nuit jusqu’au morninge (à l'heure des croissants), puis était bien égouttée. La viande, cette diva du bifteck, était de préférence « rassie » : fallait la laisser maturer pour l’attendrir et la bonifier. Tournez pas de l’œil, faut ce qu’il faut. Pour la conserver, on misait sur le courant d'air, froid et sec. En été, c'était plutôt l'armoire-glacière (meuble composé de deux compartiments : dans l’un on mettait de la glace, dans l’autre la viande à conserver). Et puis la couche de graisse qui entourait la barbaque la protégeait naturellement. C'était cool : la nature a bien fait les choses. Une science de la conservation qui n'avait rien à envier à nos frigos modernes !

     Mais voilà, le froid artificiel débarque. Il retarde l’apparition des phénomènes d’altération, mais il a surtout bousculé les pratiques de boucherie. Grâce à la congélation, les denrées alimentaires voient leur durée de vie allongée. Les premières expérimentations de transport de viande conservée par le froid se font dans les années 1870. Zones de production et zones de consommation peuvent désormais être éloignées sans que cela ne pose problème et empoisonne les ménagères. Mais contrairement aux Angliches, en France bouchers, abatteurs et même médecins rechignent à utiliser le froid à la fin du XIXème siècle. En fait ils aimaient pas du tout ça à l’époque. Le goût des Français pour la viande « fraîche » et « naturelle » expliquerait la très lente introduction du froid dans le secteur de la boucherie. Ça heurtait les habitudes des bouchers qui considéraient qu’elle fragilisait le produit plus qu’autre chose. Le froid, ça les refroidissait ! Bon les professionnels de la profession ont fini par céder, et j’me dis qu’heureusement pour nous aujourd'hui, on a des steaks qui ne sentent pas le renard mort !

    J’ai plusieurs photos de Daniel Frète car il était notamment témoin au mariage de mon arrière-grand-père Augustin (fils de Cécile) et Louise Lejard en 1912 (voir la lettre E de ce ChallengeAZ). Les deux couples étaient très proches : ils ont longtemps vécu ensemble au faubourg Saint Michel (comme on l’a vu à la lettre P pour ceux qui ont la mémoire qui flanche). Et tiens donc ! leur fils unique se prénommait Daniel. Coïncidence ? Je ne crois pas !

 

Boucherie Frète © Collection personnelle
A gauche Élie, l'un des fils de Cécile. Sur la table Robert Raveneau, le fils de Marie. A sa droite Élisabeth Rols, puis Marie Anne Puissant sa mère et Daniel Frète. 

  

    Selon la mémoire familiale, le bâtiment qui abritait la boucherie était en partie creusé dans l'ardoise. Le premier étage était réservé aux Frète. L'étage au sommet du rocher était une petite cour avec le logement d’Augustin Astié (mon AGP), son épouse Louise Lejard et leur fils unique Daniel. Il y avait aussi un cabinet d'aisance. Dans ces vieux bâtiments les logements étaient imbriqués les uns dans les autres. L'escalier était taillé dans le rocher d'ardoise. L'appartement était petit et sombre, pas le grand luxe, mais c'était la vie ! La cuisine donnait sur la cour et la chambre donnait sur la rue. Dans cette chambre une cloison séparait le lit de Daniel du lit des parents. Chacun son petit coin, même dans la promiscuité.

 

 

 

mardi 18 novembre 2025

P comme proximité lignagère

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile a eu beau déménager 31 fois dans sa vie (voir la lettre C de ce ChallengeAZ), elle est restée très proche des siens, n'a jamais coupé les ponts, et a entretenu des liens étroits avec les membres de sa famille, solides comme des cordes de marins. Son arbre généalogique est un club dont elle n’a jamais résilié l’abonnement.

 

    La famille, c’est sacré. Lorsqu’il faut assurer ses devoirs légaux, et mettre le nez dans les affaires de pèze, on est là. Quand le brave Alexandre Rols claque en 1879, il laisse derrière lui la petite Élisabeth, onze ans au compteur, donc légalement mineure. Selon la loi, le daron est, du vivant des époux, administrateur légal des biens des enfants mineurs du couple. À la mort du père, la mère reprend le flambeau, avec les mêmes pouvoirs que lui. Mais avec un petit détail : elle devient tutrice légale, et faut lui coller un subrogé tuteur dans les pattes, sous trois mois. Et le plus drôle, c'est qu'il doit obligatoirement être choisi dans la lignée à laquelle la tutrice n'appartient pas. Une sorte de contrôleur des comptes, mais de l'autre côté de la famille ! Et devinez qui s'y colle ? Le mari de Cécile, Augustin, a été nommé subrogé tuteur d’Élisabeth, suivant la délibération du conseil de famille tenu sous la présidence du juge de paix d'Angers.  

 

Le subrogé tuteur © Bing

 

    C’est l’heure où je me radine avec mon flaminaire pour éclairer votre lanterne ! Le subrogé tuteur ne peut pas assister ou représenter le mineur, comme le fait le tuteur légal. Il gère pas le pognon lui-même non plus. Non, son rôle est plus subtil. Il surveille les actions du tuteur, et plus particulièrement le pèze de la personne mise sous tutelle, en matant les comptes. S’il constate que le tuteur a fait une faute de gestion ou s’il sent une entourloupe, il ne peut pas régler lui-même le problème. Il peut seulement filer direct voir le juge pour lui dire : « Hé, y’a peut-être magouille dans le cambouis ! ».
    Chaque année, il check les comptes, histoire de s’assurer que personne ne planque de biftons sous le tapis, surtout le tuteur. Un comptable à temps partiel, qui scrute les chiffres. Dans des cas exceptionnels, où le tuteur se retrouvait en position foireuse — genre conflit d’intérêt sur une succession (lorsque le mineur et le tuteur font tous deux partie des héritiers par exemple), c’est le subrogé tuteur qui prend le relais pour représenter le gamin. Les fonctions du subrogé tuteur cessent à la même époque que la tutelle (ici la majorité d’Élisabeth). Une mission temporaire, mais cruciale pour les finances de la petite.

 

    La famille c’est sacré. Alors dans les coups durs, on s’épaule. L’entraide familiale c’est la mutuelle sans cotisation, la sécurité sociale version maison, le coup de pouce qui te sauve la mise quand t’es dans la mouise.

    La légende familiale raconte que si une parente avait besoin d'une aide, Augustin (père) lui laissait un enfant. C'est ainsi qu'Augustin (fils) s'est retrouvé commis boucher boulevard St Michel chez son oncle Frète. Est-ce que c’était vraiment les Frète qui avaient besoin d’aide ou Augustin qui, ne pouvant pas subvenir aux besoins de sa famille, l’avait sollicité ? L’histoire ne le dit pas.

    Élisabeth, la sœur de Cécile, a en partie élevé plusieurs de ses nièce, neveux et petit-neveu, domiciliés chez elle : 

  • Augustin (8 ans) en 1896 
  • Robert Raveneau, le fils illégitime de Marie (alors âgé de 8 ans) et Élie (25 ans) en 1911 
  • Robert encore (18 ans) en 1921 

 

    La mère de Cécile, Anne Marie Puissant, fait de même : 

  • Alexandre (1 an) en 1872  
  • Marie et Élie (13 et 9 ans) en 1896

 

    En 1901 tout le monde vit à la même adresse (mais pas dans le même foyer) : 

  • Marie Anne Puissant et Élie (14 ans) d’une part 
  • Les Frète accueillant Augustin (13 ans) et Marie (19 ans) en 1901 – les deux travaillent pour Daniel, le mari d’Élisabeth (le premier comme commis à la boucherie, la seconde comme lingère) d’autre part

 

     Les Frète et Augustin (fils) et sa famille vivront à la même adresse jusqu’au décès d’Élisabeth en 1949 (Daniel étant décédé en 1913). Les Astié vivaient au-dessus de la boucherie, au 2ème. Le premier étage était réservé à Élisabeth. Ça les a rendus proches, comme collés par une glu invisible qu’on appelle les liens du cœur.

 

    Bon, pour ceux qui pataugent un peu dans la parentèle de notre Cécile, j'ai ajouté un arbre généalogique dans l'article de présentation (ici quoi).

 

    La famille c’est sacré. Et c’est sans aucun doute le père d’Augustin qui le fait venir en Aveyron en 1882 et lui trouve un travail comme garde mine. Plus tard, en 1905, lorsque le couple Astié met les bouts à Ivry, c’est probablement l’un des frères d’Augustin, Adrien ou Louis, qui l’a incité à venir en région parisienne. Le premier l’a en effet précédé dans cette ville dès 1889, le second en 1901. Pour moi, c’est plié : le réseau familial a joué à plein, et à plusieurs reprises, pour aider Cécile et Augustin alors qu’ils devaient être dans une impasse niveau boulot.

 

    La famille c’est sacré. On est là pour les événements heureux ou malheureux de la vie. Lors de sa période parisienne, on voit encore Cécile très proche des membres de sa famille : elle est témoin à la mairie de la naissance de trois de ses petits-enfants entre 1909 et 1916 et du décès de deux d’entre eux (en 1913 et 1914). En 1914 elle est encore présente pour le décès de l’un des enfants illégitimes de Louise Rosala, la future compagne de son fils Benoît (je vous ai déjà affranchi sur son compte à la lettre I de ce ChallengeAZ, vous la remettez ?). Et c’est elle et sa bru, Françoise Bodin, qui déclarent la naissance du fils illégitime de Louise et de Benoît en 1916.

 

    La famille c’est sacré. On s’entraide, on vit sous le même toit. Louise habite chez Cécile route de Choisy à Ivry dès 1913, puis à Paris 13e rue Damesme (1914) et encore rue de Clisson (1916/1926).

    Et Louise n’est pas la seule à partager son adresse avec Cécile : route de Choisy en 1913 on trouve son fils François et sa famille. On les retrouve tous rue Clisson en 1918/1927. En 1914/15 Cécile a demeuré cité Jeanne d’Arc… où était aussi sa fille Marie et sa famille. Plus tard on les retrouve rue de Tolbiac à Paris 13e (en 1931) et enfin rue Sthrau Paris (1937) où Cécile finit ses jours.

 

    Dans les campagnes, tu vois, c’était pas rare de voir trois générations sous le même toit : les grands-parents, les parents, les marmots, tout ce petit monde à se marcher sur les sabots. Mais en ville, avec l’industrialisation qui déboule et les usines qui crachent noir, c’est une autre paire de manches. Là, les familles, elles se rétrécissent comme des chaussettes lavées trop chaud. On appelle ça la « famille nucléaire » : le couple et ses gosses, serrés comme des sardines dans un appartement qui sent la misère et le charbon. On a dit que ce modèle cassait les liens d’avant, les solidarités qui faisaient la force des anciens, les coups de main du voisin, le soutien des générations. Que la ville, ça débranchait les cœurs. On voit ici que Cécile a fait mentir cette vision des choses. Elle a pas jeté ses vieux à la benne, elle a pas oublié ses frères et sœurs sous prétexte qu'elle vivait en ville et qu'elle voyait des cheminées fumer. Elle a gardé les liens étroits avec sa mère, les beaux-parents, les beaux-frères, et bien sûr, ses propres enfants et petits-enfants. Elle a prouvé que la solidarité, ça n'a pas de géographie, pas de code postal. Que même au milieu du bruit des machines et de la poussière des usines, le cœur de la famille, ça continue de battre. Et ça me rassure de savoir que, malgré la vie difficile qu’elle a eue, Cécile n’était pas seule, qu’elle avait ses ancrages, ses piliers, ses gens à elle. Parce que seul, on est rien.