« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 28 novembre 2025

Y comme youyous de secours

Sur les pas de Cécile 

 

    Je ne sais pas si Cécile a été voir la toute nouvelle Tour Eiffel, si elle avait suffisamment d’esprit d’avant-garde pour aller admirer les pointillistes et les Fauves au Salon des Indépendants, si elle a fait partie des 16 millions de personnes qui ont visité l’Exposition internationales des arts décoratifs et industriels modernes de 1925… vu que j’y étais pas. Pas la peine de vous raconter des cracks, j’en suis pas affranchie. Mais je crois pouvoir dire sans me tromper que la grande crue de la Seine en 1910, ça, elle l’a vu de près.

 


Youyous sur la grande crue © Création personnelle d'après Bing 

 

    Ça commence le 20 janvier, quand la pluie s’invite sans prévenir en amont de Paris : le déluge, la fonte des neiges et les affluents qui se lâchent (Yonne, Loing, Grand Morin) font déborder la Seine. La flotte débarque sans prévenir, comme une belle-mère en colère. À Ivry, première ligne du désastre, le lit de la Seine se transforme en boulevard aquatique. L’eau grimpe d’environ 1 m en 24 h, submergeant les quais, rues basses et portions de la gare. L’inondation surprend les habitants par sa vitesse. Le matin, t’avais les pieds au sec. À midi, t’avais les mollets dans la gadoue. À seize heures, tu pouvais faire du pédalo dans le salon et ta cave est devenue un aquarium géant pour poissons rouges. Le soir c’est plus une maison : c’est une baignoire de souvenirs.

    Imaginez la scène… une sacrée mise en Seine !

    Les habitants ont dû faire un choix difficile : ignorer la flotte qui montait et rester chez soi avec l'eau jusqu'au menton, ou foutre le camp avec trois casseroles et le chat sous le bras. Du 21 au 25 janvier c'est l’exode de milliers d’inondés devenus sans abri, s’exilant vers le centre de la commune ou plus loin encore, pour ceux qui en avait la possibilité (à Paris, avant que la capitale ne soit touchée à son tour, ou bien dans leur province natale). Ils se réfugient chez des proches ou dans des refuges ouverts pour eux. Une vraie débâcle !

    Dans les quartiers inondés des écoles ferment et dans d’autres coins de la ville elles sont transformées en asiles pour les sinistrés. Le 27 janvier l’hospice d’Ivry est évacué, ses cuisines, machineries et calorifères rendus hors d’usage par l’inondation. Le port d’Ivry et le boulevard de la Gare sont totalement engloutis. C’est pas une crue, c’est une vengeance. La flotte s’est dit : « ils ont bétonné mes rives, je vais leur détapisser le grenier ». Et elle a tenu parole, la bougresse.

    L’eau, c’est comme la connerie : ça s’infiltre partout. Et c’est pas de l’eau bénite. C’est de la boue perfide, du limon vicieux, et des souvenirs qui flottent comme des cadavres de vieux journaux. Les rues sont envahies par une eau glacée et de plus en plus polluée car les égouts y refluaient. Niveau hygiène, on repassera. La typhoïde et la scarlatine en profitent pour ramener leurs fraises.

    Cette crue, c’était pas de la gnognotte ! Les usines et ateliers ferment les uns après les autres. Les gars se retrouvent au chômage technique pour cause de piscine municipale improvisée. L’usine de vinaigre Pagès Camus elle, ne fait pas dans la dentelle : elle explose carrément sous l’effet de la montée des eaux, déclenchant un incendie qui la détruit complètement. Un vrai spectacle pyrotechnique aquatique ! Les rues sont coupées, des maisons fragilisées s'effondrent comme des châteaux de cartes. Les infrastructures tombent en cascade : électricité coupée, transports en rade, plus une goutte potable au robinet. Un comble alors que l'eau est partout ! Un vrai bordel organisé par Dame Nature.

    Les pompiers sont mobilisés, pompant les caves, renforçant les digues soumises à la pression de l'eau, évacuant les personnes. Les militaires, casernés au fort d’Ivry, viennent en renfort. Le 25 janvier plusieurs personnalités officielles inspectent les lieux, histoire de montrer qu’ils compatissent : le Président Fallières, le Premier ministre Briand et le préfet Lépine. La Croix‑Rouge procèdent à des distributions de nourriture, de charbon et de chaleur humaine dans ce foutoir. Le maire d’Ivry gère la crise comme un chef, coordonnant les secours Pour ça il sera érigé en véritable héros après la crue pour son action au plus fort de la crise et finira médaillé d’or par le Ministère de l’intérieur au mois d’août 1910. Un vrai chevalier de l'eau !

 

    Petit à petit l’eau gagne la capitale. Le point culminant est atteint le 28 janvier, avec un record de 8,62 m au Pont d’Austerlitz à Paris. Le Zouave du pont de l'Alma, sur lequel les Parisiens ont l’habitude de mesurer la hauteur des crues de la Seine, a de l’eau jusqu’aux épaules, le pauvre bougre.

    Bien qu'elle n'ait pas été très meurtrière, cette crue centennale a causé d'importants dommages à l'économie régionale. Plus de 30 000 maisons ont été inondées à Paris et en banlieue, avec des dégâts estimés à plusieurs centaines de millions de francs-or. Une facture salée pour une inondation qui n'a pas fait de quartier.

 

    Et Cécile, dans tout ça ? Elle habite alors la rue Raspail, l’une des rues les plus touchées. Sa baraque a dû se prendre pour une péniche elle aussi. Les eaux ont recouvert la chaussée et les trottoirs, atteignant les façades des bâtiments, rendant la rue impraticable aux piétons et véhicules. Si certaines rues, moins atteintes, se sont contentées de passerelles de planches pour faire circuler les piétons, rue Raspail on a dû apprendre à manœuvrer les rames des youyous, barges et autres canots pour aller faire ses courses. Une vraie Venise version banlieue ! Les rues basses le long de la Seine, comme la rue de Cécile, étaient particulièrement exposées : leurs habitants ont connu des inondations quotidiennes, avec des boues profondes et des interruptions des services. Un enfer crotté et sans confort.

    Cécile et sa famille a-t-elle été évacuée ? Si elle l’a été, elle est revenue s’installer après car elle a demeuré à cette adresse pendant 3 ans encore. Une preuve que même la flotte ne l'a pas fait plier !

 

    La décrue, elle, prend son temps. Fin janvier, ça redescend doucement, mais jusqu’en mars certaines rues se prennent encore pour des pataugeoires. Les refuges, notamment ceux des écoles, ferment progressivement. Mais beaucoup de maisons sont en péril, les murs imbibés, et leurs habitants ne peuvent les réintégrer. Des baraquements sont construits pour ceux qui sont à la cloche, comme le refuge des Dames françaises, association caritative qui fournit lits, couvertures et plats chauds aux sinistrés. Ensuite c’est des semaines à gratter la fange, jeter des meubles, des souvenirs et des morceaux de vie qui partent à la benne. La sale besogne, celle dont on ne parle pas toujours mais qui traumatise tout autant que la montée des eaux.

    À Ivry, 1 327 maisons furent inondées, 1 127 maisons évacuées de 8 à 25 jours, 12 000 personnes hospitalisés de 1 à 45 jours, 10 000 ravitaillées grâce aux voitures et bateaux du génie, du 23 au 30 janvier. Des chiffres qui donnent le tournis, et qui montrent l'ampleur du désastre. La nature, quand elle s'y met, elle ne fait pas de quartier !

 

 

 

jeudi 27 novembre 2025

X comme X - disparus avec éclats

Sur les pas de Cécile

 

    Ah… là, on entre dans le dur. Parce que chez les fils de Cécile, la Grande Guerre, elle n’a pas juste laissé des cicatrices — elle a carrément fauché la moitié de la fratrie. Ce pauvres bougres ont été déclarés « disparus ». Partis au front, pour des idées, des drapeaux, et même pas revenus dans des caisses. Imaginez la douleur, l'écho des clairons funèbres qui résonnaient dans son âme, à la Cécile.

 

Disparus au front © Création personnelle d'après Bing

 

    Le premier à tomber au champ d'honneur est Alexandre, le dernier de la fratrie, à peine sorti de l’enfance. Vingt piges à tout casser, 10 mois d’armée dans les pattes, et hop, disparu à Neuville St Vaast (Pas de Calais) en septembre 1915. Le pauvre gamin. Sa classe d’âge avait été appelée avec un an d’avance, le besoin de chair à canon se faisait déjà cruellement sentir. Alexandre faisait alors partie du 407e RI, un régiment tout neuf, formé au printemps, qu’on envoie direct dans la lessiveuse : la troisième bataille d’Artois. Objectif ? Prendre la crête de Vimy. Autant dire un pari suicidaire.

     Le village de Neuville Saint Vaast et ses environs c'était un vrai bourbier, un labyrinthe de tranchées, boyaux et sapes, soumis à un bombardement intensif. Un terrain saturé de boue et de ruines. Un des nombreux enfers sur terre comme la Première Guerre Mondiale a si bien su en produire à la chaîne. Au petit matin, un premier bataillon fonce sur la première ligne allemande, l’arme au poing et le courage en bandoulière, mais sans soutien d’artillerie préalable. Un suicide, quoi ! D’autres troufions suivront. Des moutons à l'abattoir. Ils tiennent ferme quatre jours face aux contre-attaques successives de soldats d’élite allemands. Les combattants endurent des conditions insoutenables : absence de munitions, pluie et boue, tranchées saturées d’eau, communication rompue. Un cauchemar éveillé. Malgré l’absence de préparation d’artillerie, le 407e a réalisé un assaut audacieux, assumant des pertes sévères tout en s’emparant de positions clés. Alexandre y laissa sa peau, avalé par la terre d’Artois. Un héros anonyme de cette boucherie.

    Un jugement de 1920 déclare, avec une froideur administrative qui vous glace le sang : « attendu que le soldat Alexandre Astié disparu le 28 septembre 1915, que l'enquête faite au retour des prisonniers n'a révélé aucun fait de nature à présumer l'existence du susnommé, que depuis sa disparition qui a pour cause un fait de guerre il s'est écoulé plus de 2 ans, par ces motifs Alexandre Astié est déclaré Mort pour la France. » Chienne de guerre, qui prend les jeunes et les réduit au silence en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

    Son nom, aujourd’hui, est gravé sur l'Anneau de la mémoire de Notre-Dame de Lorette, inauguré en 2014, parmi 58 000 autres, tombés dans le Pas de Calais. Tous unis dans le silence, sans grade, sans frontière. Un hommage à tous ceux qui ont laissé leur peau dans cette terre de souffrance.

 

    Puis vient Élie. Il avait été ajourné en 1907, et exempté en 1908, sans doute pour défaut de taille : il fallait faire au minimum plus de 1,54 m et lui mesurait… 1,54 m ! Un vrai ras des pâquerettes, mais ça ne l'a pas sauvé bien longtemps. Moins de 5 mois après le début de la guerre, ça n’a plus d’importance : il est rappelé à l’activité (ou plutôt appelé), en décembre 1914. Les besoins en chair à canon, ça ne regarde pas à la taille !

    Il intègre le 26 régiment d’infanterie et disparait quelques mois plus tard à l’Ouest de Maurepas, le 30 juillet 1916. Il avait 30 ans. En pleine bataille de la Somme, autant dire l’un des coins les plus infernaux du front, le 20e corps d’armée, auquel appartenait le 26e RI, avait reçut l’ordre de reprendre les tranchées allemandes du secteur de Maurepas. Le village et les collines avoisinantes étaient des points d’appui cruciaux, ouvrant la route vers le village voisin de Combles. À l’aube du 30 juillet, les vagues d’assaut s’élancent, baïonnette au clair. En face, les Boches sont retranchés dans des fortifications bétonnées, bardées de fils de fer et de mitrailleuses. Le résultat, on le connaît : des centaines de types fauchés en quelques minutes, des bataillons (le 2e et 3e,) rayés des registres, signalés comme « totalement décimés » par l'historique du régiment. Le 26e dut faire retraite en arrière pour réorganisation et reconstitution de son effectif. Élie fait partie du lot de ceux qui sont pas revenus, sans doute réduit en charpie par les balles et les obus.

    Un jugement du tribunal civil daté de 1920, valant acte de décès, l'a déclaré Mort pour la France. Il a été transcrit dans les registres d'état civil en 1921.

 

    J’espère que Cécile n’a pas attendu 1921 pour apprendre le décès de son fils, sinon bonjour l’angoisse ! Attendre des années pour savoir que son gamin est mort pour la patrie, ça, c'est une torture qui ne dit pas son nom.

 

    Enfin c’est au tour de Benoît, l’avant-dernier enfant de Cécile. Comme il n’avait pas été très sage dans sa jeunesse (pour les détails croustillants, retournez voir la lettre V de ce ChallengeAZ), il avait été envoyé direct en 1913 dans un Bataillon d’Afrique, sanction courante pour toutes les racailles de l'époque. Stationné en Tunisie, il embarque en décembre 1914 pour se battre contre l’Allemagne. Il tombe à Cantigny (Somme) en avril 1918. L’objectif était de prendre les hauteurs au nord de Cantigny et établir une tête de pont solide pour enrayer la poussée allemande près de Montdidier. 

    Le 5 avril à 15 h, ça démarre. Les gars avancent en vagues successives, bien ordonnées, dans le silence de l’artillerie ennemie. La tension devait être palpable, à couper au couteau. Et soudain, la foudre : alors que les hommes avancent, un barrage nourri de mitrailleuses allemandes, positionnées sur des meules, les silos et dans le village, inflige des pertes sévères, forçant les assaillants à se terrer. Un déluge de feu s’abat sur les soldats, tandis que des avions mitrailleurs allemands les survolent. Vers 4 h du matin, ordre est donné : le bataillon se replie vers le bois Saint‑Éloi, ayant arrêté l’élan ennemi sans parvenir à une percée décisive. Bien que l’avancée n’ait pas été prolongée, le bataillon a brisé la poussée allemande. Benoît, lui, reste sur le terrain, à seulement 25 ans. Un gentil marlou fauché en pleine jeunesse.

    Il est déclaré Mort pour la France et enterré à la nécropole nationale de Montdidier (sépulture individuelle n°4808). C’était une gentille canaille et c’est triste qu’il soit mort car, sans le connaître, je m’étais attachée à lui (ou à l’image que je me suis faite de lui).

 

    Trois fils partis en uniforme et revenus en silence. Juste des lettres officielles et des médailles pourries, que Cécile a peut-être rangées dans une boîte à sucre avec des mèches de cheveux et des petits chaussons des quatre petiots qu’elle avait déjà enterrés. Elle n’a pas dû souvent sourire après ça. Ces trois fistons morts au combat, ça tirerait des larmes à un seau de charbon. Alors imaginez un peu Cécile. En pensant à elle, j’en ai gros. Le destin est parfois une vraie saloperie.

 

 

mercredi 26 novembre 2025

W comme WW1 à pleurer

Sur les pas de Cécile

 

    Les 6 fils de Cécile encore vivants en 1914 ont tous été appelés (ou rappelés) lors de la Première Guerre Mondiale. Pas un pour rester planqué sous la couette ! Je vais pas vous faire un cour d'histoire, vous avez entravé ça à l’école, non ? Je rappelle juste que, lorsque la grande foire à la mitraille a commencé, la mobilisation générale est proclamée. Tous les hommes en âge de se battre (de 20 à 48 piges) devaient pointer dans leurs dépôts, fissa, y compris ceux qui avaient déjà fait leur temps. Les gars sont envoyés au casse-pipe pour des raisons qu’ils ne comprennent pas toujours, pour des drapeaux, des frontières ou des idées qu'on leur a matraquées à coups de discours enflammés.

 

Champ de bataille © Création personnelle d'après Bing

 

    Louis Prosper, d’abord dispensé pour soutien de famille (une belle excuse, quand même, mais légale !), avait été incorporé en 1898 (voir les lettres U et V de ce ChallengeAZ). En tant qu’ancien dispensé, il a effectué un service actif en caserne réduit à un an. Pour les bases, quoi : savoir marcher au pas et astiquer un fusil sans se tirer dans le pied. Un petit tour et puis s'en va, et zou, il est versé dans la dispo. En clair, pendant 2 ans il a vécu chez lui mais restait mobilisable à tout moment. Une épée de Damoclès au-dessus de la tête, histoire de ne pas trop se ramollir le poireau. En 1901, il est passé dans la réserve d’active. Du coup, au lieu des 6 ans réglementaire de réserve, il en a fait 10. En 1911 il finit dans la territoriale, puis dans sa réserve. Comme tout bon troufion il a fait ses périodes d’exercice (active en 1905 et 1907, territoriale en 1912).

    Alors qu’il pensait avoir raccroché le fusil pour de bon, attendant tranquillement sa libération du service, voilà que le monde, sans dessus dessous, se lance dans une grande boucherie internationale. Paf, c'est la Première Guerre Mondiale qui débarque, sans crier gare !

    Aussitôt ce papier rose, celui qu’on appelait « la feuille de route », lui a dit : « Direction la caserne, troufion ! ». Il est rappelé à l’activité et versé dans différents régiments de territoriale (infanterie puis d’artillerie lourde). Il fait campagne contre les Boches, directement aux armées jusqu’en 1919 (sauf de l’automne 1915 à 1916 où il était à l’intérieur). Il décroche enfin ses congés illimités de démobilisation le 24 janvier 1919. Il retourne à Ivry. Il est libéré définitivement du service militaire le 10 novembre 1926. Cette fois, il peut enfin ranger son uniforme pour de bon.

 

    François Jean Antoine est ajourné par le conseil de révision en 1905 puis rebelote l’année suivante : pas assez gaillard pour enfiler le sac à dos et grimper dans la gadoue. Il est classé dans les services auxiliaires en 1907 pour faiblesse générale. Les services auxiliaires, c’était les petites mains de l’armée — les scribouillards, les manutentionnaires, trop faiblard pour la tranchée, mais assez solide pour filer un coup de main derrière les lignes. En 1908 il est passé dans la réserve d’active. En cas de guerre il devait normalement rester planqué à l’arrière, à graisser les rails ou taper des rapports. 

    Mais voilà, 1914 débarque, et c’est la pagaille complète. On manque d’hommes valides, alors hop, on revoit les faiblards : un petit coup de tampon, et les voilà soudain bons pour le service armé. C’est ce qui est arrivé à François.  Le destin peut être vache parfois. Le gars est requalifié apte à se faire plomber par la commission de réforme de la Seine dès décembre 1914. Et hop, on l'envoie d'abord dans l'infanterie, puis dans le génie en 1917, où il décroche le grade caporal. Il fait campagne contre l’Allemagne jusqu’en 1919 : il alterne les phases combattantes « aux armées » et à l’intérieur (notamment après ses blessures). D’abord dans le Nord Est de la France puis, partir de 1916, c'est le front d'Orient, entre Grèce et Serbie, front bien gratiné question bastons et malaria. 

    En premières lignes pendant 4 ans, ça a bien bardé pour son matricule : au final, il a été amoché deux fois : dans le Pas de Calais en 1915, il se chope un éclat d’obus dans le genou gauche qui l’a envoyé 3 mois d’hosto, et à Verdun en 1916 il est blessé par balle au pied gauche (4 mois de plus sur la touche). Un vrai balai incessant entre le front et l'hosto. Démobilisé fin mars 1919 seulement, il revient chez lui à Paris. Et oui, si la guerre est officiellement terminée en novembre 1918, ça prend du temps de rapatrier tous les soldats. Je pense qu’il devait espérer la quille comme le rêve mouillé d’une pin-up sur un calendrier à clou.

    Mais il en n'a pas fini avec l'armée : toujours dans la territoriale, il est classé affecté spécial de la 5ème section de chemin de fer de campagne subdivision complémentaire de la Compagnie du Nord, entre décembre 1920 et août 1921. En tant que cheminot, il est maintenu dans un emploi civil jugé vital pour l’effort de guerre mais reste sous l’autorité militaire (techniquement dans une unité de génie). En clair, une sorte de soldat déguisé en employé de la SNCF.

    Il gardera de ses campagnes quelques séquelles, légères semble-t-il ; qu’il tenta quand même de faire valoir : paludisme (« reliquat peu appréciable ») et plaie au pied (« reliquat inappréciable »). Il n’obtint pas de pension mais fut renvoyé dans les services auxiliaires en 1929.

    Il est libéré définitivement du service militaire en 1932.

    Pour ses bobos et son courage, il décroche un certificat de bonne conduite et une citation à l’ordre du Régiment : « bon soldat ayant toujours eu une belle conduite au feu ; blessé deux fois dans l’accomplissement de son devoir ». En 1940 (mieux vaut tard que jamais) on lui file deux breloques :  

  • médaille d’Orient : créée en 1926, attribuée aux soldats ayant combattu sur le front d’Orient (Salonique, Serbie, Grèce, Bulgarie…). 
  • médaille Serbe : médaille étrangère décernée par le Royaume de Serbie aux soldats alliés ayant combattu pour ou avec les forces serbes ; souvent donnée aux copains français venus se battre à leurs côtés en Macédoine ou en Serbie.

 

    Augustin Daniel, 4ème larron de la descendance de Cécile (mon arrière-grand-père) est classé dans la 2ème partie de la liste par le conseil de révision, pour hypermétropie bilatérale : autrement dit, le bougre est dispensé du service actif, au moins pour un temps, parce qu'il voit flou de près. C’est toujours chiant, ça, quand on veut entretenir son fusil et distinguer l'ennemi d'une vache en plein brouillard. Mais finalement faut croire que l’armée, elle, avait plus besoin de bras que d’yeux. Du coup fin 1909 il est dirigé vers le 10ème bataillon de chasseurs à pied. Il faut croire qu’ils n’avaient pas de fusils, eux, ou qu'ils visaient de très loin ! Deux ans plus tard le bonhomme est est envoyé dans la disponibilité, avec un certificat de bonne conduite. Après la mobilisation générale, il rejoint le 22ème COA (Commis et Ouvriers de l'Administration) : unité non combattante assurant le soutien logistique et administratif de l’armée. Il y avait là des commis (chargés de l’administration, de la comptabilité, des écritures) et des ouvriers (artisans, manœuvres, magasiniers, cuisiniers, conducteurs, etc… chargés des travaux et entretien des infrastructures). Moins de gloire peut-être, mais pas moins essentiel pour faire tourner la boutique.

    À partir de septembre 1915 il change d’air et passe dans différents groupes d’aviation. Il est envoyé en Orient. À l’époque, l’aviation, c’est encore du rafistolage de bois et de toile, mais déjà, ça devient l’arme du futur. Observation, reconnaissance, réglage d’artillerie… Augustin, lui, n’est pas dans le cockpit, mais dans les coulisses avec les ouvriers spécialisés (mécaniciens, radiotélégraphistes, chauffeurs, manutentionnaires, personnel administratif et logistique). Bref, tout ce qui permet aux oiseaux d’acier de s’envoler. La légende familiale dit qu’il y a rejoint Bessonneau, grand employeur de la ville d’Angers, qui y déploya ses hangars aéronautiques. Il est nommé caporal en mai 1917. Un grade qui sent bon le galon et le respect des bidasses !

    Fin mars 1919, on lui file enfin sa quille. Le billet retour, la fin de la guerre, le soupir de soulagement. 

 

Retour de guerre © Collection personnelle 

 

    Mais il ne revient pas les poches vides : quelques souvenirs, un mythe familial (ah ! les Dardanelles) et le palu. La commission de réforme d'Angers lui accorde une pension temporaire d'invalidité de 10% en février 1920 pour séquelles légères de paludisme aigu, foie gros débordant les fausses côtes. En 1922, rebelote : on monte à 15 %, et ça continue comme ça jusqu’en 1925, pour séquelle de paludisme (accès se produisant tous les mois environ). Il toucha une pension de 365 francs. Pas le Pérou, mais c'était toujours ça de pris pour les misères de la guerre.

 

    J’vous fait pas un dessin, la Première Guerre Mondiale c’était pas une promenade de santé. Aussi, tous les fils de Cécile ne s’en sortiront pas. C’est ce qu’on verra demain à la lettre X. Accrochez-vous aux rideaux, ça va couler de vos mirettes comme un robinet qui fuit !

 

 

 

mardi 25 novembre 2025

V comme vauriens à la coule

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile avait trois fils un peu fripouilles. Le vaurien, c’est pas toujours un méchant. Parfois c’est juste un gars qu’a raté le virage au bon moment, un qui a confondu raccourci et impasse.

 

Vaurien © Bing

 

    Louis, l’aîné d’abord : le 15 septembre 1894, à 17 piges, il se prend une condamnation par le tribunal d’Angers à 8 jours de prison (Zut ! le motif n’est pas précisé). Mais il a bénéficié d’un sursis à l’exécution de sa peine, suivant la loi du 26 mars 1891, la fameuse loi Béranger, ancêtre du sursis probatoire moderne. Une mesure de clémence pour les petits malins, les types pas trop méchants, les premiers de la classe des voleurs de pains. À la fin du XIXème, la petite délinquance augmente bougrement et les prisons débordent. C'est bien simple, il y avait tellement de monde derrière les barreaux qu’on aurait pu y ouvrir un bureau de poste aux heures de pointe ! Alors, pour éviter de remplir encore plus les cabanons avec des petits délinquants primaires, sans casier judiciaire, condamnés à une peine légère (en général inférieure à 1 an), les juges pouvaient leur faire obtenir un sursis et ils ne passaient pas par la case prison, à condition qu’ils ne représentent aucun danger pour la société, bien sûr. Si, après un certain délai (5 ans à l’origine de la loi), le condamné avait filé droit, la peine était considérée comme non avenue (elle ne s’exécutait jamais). Mais en cas de récidive, là, pas de pitié : tu payais double, l’ancienne peine et la nouvelle.

    Hélas pour Louis : bandit un jour, bandit toujours. Et paf, il remet ça deux ans plus tard ! Le 29 juin 1896 il est condamné à 8 jours de ballon pour rébellion, outrages et violences à agent. Un comble pour un fils de gendarme ! Ça a dû chanter à la maison, je vous dis pas la tronche du paternel.

    Donc logiquement Louis dû faire 16 jours puisqu’il a récidivé pendant son sursis. Mais sur sa fiche militaire (c’est elle mon indic dans cette affaire), ces deux condamnations sont rayées. On fait ça quand le soldat a bénéficié d’une réhabilitation : les jugements sont effacés de la fiche militaire mais aussi de la partie publique de son casier judiciaire. Le condamné à une peine légère peut l’obtenir s’il s'est tenu à carreau ou a fait preuve d'héroïsme sous les drapeaux — un acte de bravoure, une médaille, ou juste un comportement exemplaire. C’est ce qu’on appelait la « rédemption par le service », particulièrement valorisée pendant les guerres du XXème (notamment 14/18).

    Si Louis avait d’abord été dispensé en tant qu’aîné de 7 enfants, il est finalement incorporé au 85ème RI en 1898. Il donc fait son temps. Mais pendant son service il reçoit un certificat de bonne conduite. C’est peut-être pour ça que ses condamnations ont été effacées. Une sorte de blanchiment par l'armée, histoire de faire de lui un citoyen modèle, du moins sur le papier.

 

    Le vaurien suivant est François, 2ème fils de Cécile. Ce gaillard-là a été condamné par jugement contradictoire de la 11ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine à une amande de 23 francs pour port d’arme prohibé en mai 1923 (voir ici pour les détails de l'affaire).

    Vu ses brillants état de service (ce que vous découvrirez demain à la lettre W de ce ChallengeAZ), son casier a lui aussi été effacé. Ou peut-être est-ce grâce à l’article 2 de la loi du 3 janvier 1925 qui prévoit que toute peine pécuniaire légère infligée avant la promulgation de la loi est annulée rétroactivement (un compère de peine, jugé en même temps que lui, a bénéficié de cette loi). Concrètement, la personne condamnée pour port d’arme prohibé à une amende pas trop lourde voit sa peine effacée par l’amnistie. L’amende est annulée, mais bon, fallait pas espérer récupérer la thune si tu l’avais déjà payée — l’État ne rend pas le pognon, faut pas rêver. L’ardoise disparaît du casier judiciaire, c'est déjà pas mal. Un coup de balai législatif, pour faire table rase des petites bêtises.

 

    Le 3ème vaurien est Benoît, l’avant-dernier marmouset de Cécile. Lui, c’est le gredin de la famille. Un gentil gredin : il n’a pas tué, mais a été envoyé à l’ombre plusieurs fois. Il a commencé petit. À l’âge de 10 ans, il a fait une fugue avec son petit frère de 3 ans son cadet. Ils sont partis de chez leurs parents un soir de juillet vers 6 heures environ et le lendemain ils n’étaient toujours pas rentrés. Inquiet, le père a déclaré leur disparition au commissaire de police de permanence et un entrefilet est paru dans la presse. On ne sait pas quand ils sont rentrés à la maison. Premier signe de rébellion.

    À 18 ans, il a de mauvaises fréquentations : une bande s’est constituée à Ivry, commettant déprédations et larcins dans les chantiers de glaise, les petits jardins potagers garnis de fleurs et de légumes, les jolis pavillons de Vitry et des environs de la gare et de l'hospice. Avec ses potes les apaches, 8 garnements âgés de 17 à 20 ans, venus d’un peu partout, ils s’étaient réunis un beau jour et avaient décidé de se construire un repaire, non loin du fort d'Ivry, dans le terrain vague où ils zonaient. Pour ça, ils avaient dévalisé les entrepôts de bois — emportant madriers et planches. En quelques jours, la cabane avait surgi de terre. Les crapules semaient le boxon sur les fortifs. Devant l’afflux de plainte, une brigade mobile de condés avait été désignée par le commissaire pour surveiller les modestes propriétés de la banlieue parisienne. Les canailles se sont fait pécho en novembre 1910. Leur affaire est connue sous le nom de « la caverne des 8 voleurs » et a fait les beaux jours de la presse (voir la lettre J de ce ChallengeAZ). 5 de ces brigands, les aînés, ont été envoyés au dépôt directement après leur arrestation, tandis que les plus jeunes ont été renvoyés chez maman-papa pour y attendre leur convocation de la Correctionnelle. Selon l’un des canards, Benoît a échappé au dépôt, sa culpabilité en la circonstance n'ayant pas été démontrée, et a été remis en liberté par M. Carrié, roussin en chef d'Ivry, ainsi que trois autres des individus arrêtés. Plusieurs de ces voyous ont été condamnés pour vol et vagabondage à une peine de 3 mois.

 

    Vaurien c’est pas un métier, c’est une vocation. Une vocation du côté obscur de la force, celle qui te pousse à flirter avec la ligne jaune, à titiller les limites du permis et du défendu. Le Benoît, il l’a la vocation. L’affaire des 8 voleurs n’a pas servi de leçon à cette tête de pioche : 6 mois plus tard, il est à nouveau en délicatesse avec la justice. Les cognes le reprennent la main dans le sac. La chance, c’est comme les clopes : ça s’use vite. Cette fois, il est condamné par le tribunal de la Seine à 2 mois de cabane pour vol. Direction l'hôtel sans étoiles, le club de vacances forcé.

 

    Vu le profil et son passif bien chargé, lors de l’appel sous les drapeaux l’année suivante, Benoît est envoyé direct dans un Bat’ d’Af’. La spécificité de ces bataillons d’Afrique c'est que ses recrues étaient des gars avec un casier judiciaire aussi épais qu’un dictionnaire. Les Bat' d’Af', c’était pas la colonie de vacances, hein, c’était l’armée des fortes têtes. D’ailleurs, au moins deux de ses acolytes de la caverne des 8 voleurs y seront aussi versés ! Mais les ennuis ne sont pas finis pour Benoît. Il arrive encore à se faire remarquer… mais pas dans le bon sens. Il empile les sanctions comme d’autres les médailles — cette fois, c’est le conseil de guerre de Tunis qui s’en charge. :  

  • en août 1914, pour abandon de poste alors qu’il était de garde : 1 mois de prison.  
  • en février 1916, pour coups et blessures : retour au gnouf pour 1 mois.

 

    Benoît est le seul des trois frères qui ne verra pas son casier effacé, un casier judiciaire qui tenait plus debout que lui. Il laisse l’image d’un vaurien à la gueule de travers mais au cœur pas toujours pourri, séjournant en taule comme dans une maison d’hôtes pour habitués. Un môme qu’a grandi trop vite. Un frère sans boussole. C’était pas un méchant, juste un type qui s’était trompé de trottoir toute sa vie. Et comme y’avait pas de panneau, il avait continué à marcher. Du moins, c’est comme ça que je l’imagine.

 

lundi 24 novembre 2025

U comme union à retardement

Sur les pas de Cécile

 

    Louis Prosper est le fils aîné de Cécile (enfin, le deuxième, mais le premier n’a vécu que 5 ans, donc le deuxième est devenu le premier, vous suivez ?). Il est né en 1877 à Beaufort en Vallée (Maine et Loire) où son paternel était en garnison (voir la lettre G de ce ChallengeAZ si vous vous rappelez pas). Il fait partie des rares enfants qui a été élevé par ses parents et non par un autre membre de la famille (voir la lettre P. Faut suivre, hein, sinon on s'en sort pas.). Il avait les cheveux et sourcils bruns, les yeux gris (perso je trouve ça un peu bizarre cette couleur, mais bon), le visage ovale, le front découvert, le nez et la bouche moyens et mesurait 1,68 m sous la toise. Niveau cervelle, il savait lire et compter, c’était déjà pas si mal pour l’époque. Pas un lettré, mais pas un perdreau non plus. Et il a attendu ses 37 ans pour se marier, dans des conditions un peu particulières. Je vous raconte ça tout de suite !

 

Mariage particulier ©  Création personnelle d'après Bing

 

    À 20 ans, il est scieur de long à Angers. Il demeure toujours chez ses vieux. Comme tous les jeunes gars de son âge, c’est l’heure de la griffe : lors de l’appel militaire, il est désigné « bon dispensé, selon l'article 21 car aîné de 7 enfants ». Ouais, ça c’était un motif valable pour échapper à ses classes à l’époque. Il est encore mineur, travaille et est considéré comme soutien de famille.

    L’année suivante, la situation de Louis est révisée, comme tous les ans dans ces cas-là : devenu majeur, la dispense est annulée. Il est appelé et incorpore aussi sec le 85ème RI à compter du 14 novembre 1898. Il doit user son matricule, pas l’choix. Mais en tant qu’ancien dispensé, il fait un service actif en caserne réduit (une pige seulement). Il sort de là rapidos et il est versé dans la disponibilité. Il peut donc rentrer chez lui, mais reste à la « disponibilité » de l'armée, au cas où... Après ça, il passe dans dans la réserve, en 1901, où normalement il devrait être peinard et ne plus revoir les bidasses.

 

    Un fois son devoir accompli, il se trouve une petite chérie à cajoler. Elle se nomme Augustine Anastasie Garivet. Ancienne couturière elle est, en 1901, devenue ouvrière. Trois ans de plus que lui, elle a déjà un peu roulé sa bosse. Elle a surtout été mariée en 1892 avec un certain Pierre Fauveau, un propriétaire angevin de 5 ans son aîné. Les deux années qui ont suivi ce mariage, elle lui a pondu deux loupiots au gars, Pierre et Augustine (vous remarquerez au passage la super originalité des prénoms, les parents ne se sont pas foulés le ciboulot !) nés à Angers et Paris. Mais y a de l’eau dans le gaz : le type s’est tiré (déjà, lors de la naissance de sa fille il est dit absent). Il s’est fait représentant de commerce et il a carrément abandonné la pauvre Augustine et ses deux minots rentrés à Angers. 

    Pourtant quand le divorce est prononcé en 1897, c’est à ses torts à elle. C'est le pompon ! Pourquoi ? Parce que la « défenderesse est défaillante faute d’avoir constitué avoué » et est, je cite, « demeurant à Angers, faubourg St Michel 96, ci-devant et actuellement sans domicile ni résidence connus ». Alors là, j’ai beau me faire une revue de détail, je n’y entrave que pouic ! Demeure au faubourg ou demeure pas ? Bon, OK dans le recensement de 1896 on ne la trouve pas à cette adresse (ce sont ses parents qui y habitent). Mais cette phrase est chelou quand même. Bon, en tout cas, ils divorcent. Lorsque leur fille se marie en 1915 le père est dit « disparu de son domicile depuis 20 ans ainsi qu'il résulte d'un acte de notoriété dressé par M. le juge de paix du canton Nord Est d’Angers » (donc, depuis que sa fille est née, en gros). En fait, il n’est pas disparu pour tout le monde : il est en banlieue parisienne, où il se remarie en 1916, re-divorce en 1920 et se re-remarie en 1921. Mais avec sa première famille il a tiré le rideau, fermez le ban y’a plus rien à voir.

 

    En 1901 notre Augustine s'est installée avec Louis à Angers. Le recensement la note comme épouse, mais là, y’a baleine sous le caillou : ils sont pas mariés. Soit l’agent recenseur avait trop levé le coude, soit le couple a un peu enjolivé la réalité. Ils vivent seuls : les gosses d'Augustine ne sont pas là. J’ai fini par débusquer la gamine chez ses grands-parents maternels mais pas de trace du gamin (ils ont alors 8 et 7 ans). Finalement, je le retrouve plus tard, mais c'est dans de tristes circonstances : en 1910 il casse sa pipe alors qu'il était domestique à Saint Sylvain d’Anjou (49). Un destin tragique pour le petit.

    En 1911 rebelote : le couple demeure désormais à Ivry mais sont encore dits mariés – alors que non, toujours pas. Quel micmac familial.

 

    Alors que Louis pensait avoir rangé définitivement son fafiot (livret militaire), voilà qu’un péquin de base a décidé d’assassiner un archiduc à l’autre bout de l’Europe !

    Le premier août 1914, c'est le grand branle-bas de combat : la mobilisation générale. Louis, qui est passé dans la réserve en 1901, puis dans la territoriale en 1911, est rappelé à l’activité. Il a 37 ans, une paille pour un jeunot, mais un âge respectable pour un vieux de la vieille. Considéré comme trop âgé pour intégrer l’armée active, il est versé au 11e Régiment Territorial d'Infanterie, où il arrive dès le 6 août, puis ça sera le 296e Régiment d’Infanterie en 1916, et le 109e Régiment d’Artillerie Lourde en 1918. Les territoriaux, c'était pas les têtes brûlées de la première ligne pendant la Première Guerre Mondiale : leur mission principale était la garde des voies de communication (gares, routes, ponts), la surveillance, et les travaux de défense (tranchées, fortifications). Moins glamour que de charger la baïonnette au canon, mais tout aussi essentiel pour que la machine de guerre tourne bien. Et sans doute un peu moins risqué. 

    Sa fiche indique qu’il a fait campagne contre l’Allemagne (aux armées dès le 7 août jusqu’en septembre 1915, à l’intérieur jusqu’en novembre 1916 puis de nouveau aux armées jusqu’en janvier 1919). Un parcours de combattant de l'arrière, parfois envoyé dans des zones proches du front, sans le panache des héros de Verdun, mais avec la sueur et la poussière des travaux forcés. Il a dû en voir des vertes et des pas mûres, même s'il était pas dans l'active.

 

    Et là, 25 jours après le début de la guerre, alors qu’il vient d'être mobilisé, il décide soudain de passer la bague au doigt de la femme avec laquelle il vit depuis une quinzaine d’années. Il bénéficie d’une permission expresse pour revenir à Ivry se maquer avec sa meuf. Simple, efficace, à la bonne franquette. Pas de contrat de mariage, juste deux cœurs et une signature.

    Pourquoi ce mariage soudain ? Je suis dans ce qu’on appelle l’expectative. C’est un patelin où il ne fait pas bon s’éterniser, vu le prix de la taxe de séjour. Un mariage juste après la mobilisation ? Ah ben voilà une question qui trotte dans la caboche des petits malins et des âmes sensibles ! Y en a toujours pour se dire : « Tiens, il a dû se marier pour pas partir au casse-pipe, le bougre ! » Une combine, une entourloupe, un plan foireux pour échapper à la grande boucherie… Alors oui, avant, dans certains cas, les types pouvaient être dispensés s’ils étaient seuls soutiens d’une famille nombreuse, de vieux parents ou d’une veuve. Mais en 1914, avec la mobilisation générale, c’est clair comme de l’eau de roche : tout le monde au front ! Marié, célibataire, veuf, père de dix marmots ou même futur papa — pas de jaloux, tous logés à la même enseigne. Et de toute façon, ce n’est pas de cas de Louis : il n'en n'a pas des minots à lui. 

    Faut dire que certains ont quand même essayé de gruger le système : certificats médicaux bidons, faux dossiers, mariages arrangés… des petits malins, y en a toujours eu. Mais c’était marginal et illégal, et souvent, ça finissait mal. On rigole pas avec la patrie en danger, même si l'envie est grande de se tirer de ce merdier ! Dans la mémoire collective, des récits de mariage au moment de la mobilisation ont parfois été enjolivés ou transformés en stratégies d’évitement du front. Des légendes familiales qui sentent bon le mensonge pieux. Mais contrairement à certaines idées reçues ou à des légendes familiales, se marier n'était pas une solution pour éviter le service militaire. C'était même parfois le contraire : un dernier baiser avant d'aller au casse-pipe, histoire de laisser un souvenir à la future veuve.

    Ce n’est donc pas pour se défiler que Louis officialise sa situation. P’têt ben que c’était tout l'inverse : pour la mettre à l’abri, au cas où il reviendrait pas du champ d’horreur, vous voyez ? Un geste du cœur. Officialiser la situation, lui donner un statut légal, pour la protéger. Un dernier acte d’amour avant de monter dans le train pour l’inconnu. Vaux mieux être veuve de guerre que fille perdue. Je jette ma langue aux chiens, mais j’en sais pas plus.

    Vu les âges respectables des « jeunes mariés » (lui 37, elle 40), ils n’ont pas eu de descendance. Mais Louis est resté proche de sa belle-fille, qui est demeuré dans le même immeuble même après son mariage et dont il a déclaré la naissance du premier-né.

 

 

 

 

samedi 22 novembre 2025

T comme transmission de rien

Sur les pas de Cécile

 

    C’est con, j’aurais bien aimé trouver le testament de Cécile (voir la lettre D de ce ChallengeAZ) pour voir comment elle a distribué ses dernières (maigres) possessions. Mais elle a cassé sa pipe sans même me dire où elle l’avait rangé. Résultat : ni tabac, ni testament. Juste l’odeur du silence. En même temps, question patrimoine on repassera : elle avait si peu de choses, que le bureau de l’enregistrement lui a collé la mention « Pas de fiche » ! Elle devait être si fauchée que si elle avait eu des puces elles l’auraient probablement quittée pour aller s’installer sur un type solvable.

    Dire qu’elle était née dans un château (un peu par hasard, il est vrai, mais quand même). À la fin de sa vie elle avait tellement rien que le vent, chez elle, entrait sans frapper.

    Du coup, j’ai rien à dire aujourd’hui. Nan, j’déconne. Je vais vous causer de l’enregistrement.


Bureau de l'enregistrement © Création personnelle d'après Bing

 

    L’enregistrement ? Votre cervelet émet du point d’interrogation à la cadence où les usines Ford débitent des bagnoles ? Calmez-vous, je vais vous éclairer. L’enregistrement, c’est pas un vieux vinyle, hein, c’est le petit nom de l’administration qui palpe un peu de flouze à chaque fois que les actes juridiques sont transcrits sur un registre public (ce qui est obligatoire). Mariage, héritage, procès, tout y passe. Au départ, c’était surtout pour donner une valeur légale aux papiers, mais très vite, le côté « ça rapporte du blé » a pris le dessus.

    Les tables de successions et absences sont des papelards qu’on trouve à partir de 1825. En général ils sont classés aux archives dans une série qui porte le nom choupinou de 3 Q. Derrière ce nom de code un peu coquin se cachent de vrais trésors pour les fouineurs de familles.

    Pour faire plus simple, et pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, ces archives permettent de fliquer les successions. Y est noté chaque décès survenu dans le territoire couvert par un « bureau d’enregistrement » (zone proche de nos cantons actuels). Que t’aies laissé un magot, trois casseroles ou juste des dettes, tu y passes. Pas d’exception, tu y es répertorié !

    Bon, les tables de successions, comme leur nom l'indique, c'est juste des tables, pas les dossiers complets. Donc si votre ancêtre possédait quelque chose, faudra aller voir plus loin dans les registres de succession, dans un deuxième temps, pour en avoir le détail. Les tables sont classées par lettres alphabétiques puis par date d’enregistrement du décès. Le défunt est recensé dans le bureau dont dépend la commune où il créchait et/ou il a cané. Sur la page de gauche des tables, on trouve les infos de base : le nom, le prénom, la date et le lieu du décès (super pratique quand on ne sait pas exactement où sont décédés ses ascendants), l’âge, le conjoint éventuel, la résidence. Puis sur la page de droite, c’est le menu du jour : date et numéro de succession (s’il y a des biens à transmettre), parfois une petite description des biens transmis, les héritiers et d’autres mentions éventuelles comme un testament ou s’il y a des biens dans un autre bureau. Un vrai CV post-mortem.

    Avant 1825, c’était un peu le bazar. Il y avait plusieurs sortes de tables indiquant les dates de déclaration de succession : tables des successions acquittées, tables des mutations arrivées par succession collatérale, et tout le tremblement. Quand t’as pas ça (elles n’ont pas toujours été conservées) on peut fouiller dans les tables des testaments ou des donations à cause de mort. En clair, les ancêtres laissaient des miettes partout, faut juste savoir où chercher.

    À partir de 1866, l’administration se dit qu’il serait temps d’arrêter le foutoir. Du coup, elle met un peu d’ordre : on garde toujours le nom du défunt et le lieu de décès, mais on ajoute plein de colonnes pour noter tout ce qui s’est passé après sa mort : scellés, inventaire, tutelle, vente de meubles, etc. Au bout de la ligne, t’as la partie succession avec date, héritiers, observations… Bref, le résumé de la vie d’un mort bien administré.

    Mais des fois, votre ancêtre nageait dans la misère. Les héritiers pouvaient se brosser et en étaient pour leurs frais (sans mauvais jeu de mot). Dans ce cas, l’administration notait un « pas de bien » ou « pas de fiche ». Comme ça arrivait souvent, et que l’administration n’est jamais à court d’idée, elle a fait éditer un tampon spécial avec les mentions « pas d’actif » ou « S.B.M. » (nom de code qui signifie « Sans Bien Meuble »), pour éviter d’avoir à l’écrire sans cesse. La preuve que même la bureaucratie avait le sens de l'économie, surtout quand il s'agissait de constater la pauvreté !

    Donc, pour Cécile la table indique « pas de fiche ». C’était une pauvre fleur de misère. La pauvresse ne possédait rien : elle n’était pas propriétaire (elle vivait chez sa fille au moment de son décès, vous vous souvenez ?), n'avait pas de meubles. Bon, elle devait avoir quelques fringues quand même (elle n’allait pas cul nu, on est d’accord ?), un ou deux bijoux peut-être (une alliance au moins ?) mais cela ne devait rien valoir. En tout cas, pas suffisamment pour donner lieu à un inventaire ou à des frais de succession. En même temps heureusement, parce que chez les héritiers c’était pas le Pérou non plus, donc si on peut éviter de payer pour recevoir presque rien, c’est tant mieux.

    Et devinez quoi, son époux décédé en 1914 n’avait rien non plus. Que dalle. Il a fini dans un cercueil plus neuf que ses chaussures. Comme quoi la mort, des fois, c’est l’unique occasion d’avoir du bois de qualité. Sur sa fiche y’a pas plus d’info que d’intelligence dans les yeux d’une poule. Tellement rien que le fonctionnaire enregistrant son décès n’a même pas pris la peine d’écrire la mention « pas de fiche » ! C’est pas très sympa quand même, même pour un mort sans le sou.

    Il faut bien me rendre à l’évidence ce couple c’était un peu Jo le clodo. Ça devait pas être la teuf tous les jours, ça c’est sûr. Quand je pense à leur situation, je me sens aussi déprimée qu’un cachet d’aspirine dans un verre d’eau chaude. Mais je les aime quand même.

 

 

 

 

vendredi 21 novembre 2025

S comme stèle fugace

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile a avalé son bulletin de naissance, rayée de l’état civil, doucement, sans râler, à 13h50 le lundi 8 février 1937, en son domicile du 5 de la rue Sthrau, Paris 13ème. Elle était âgée de 79 ans. Son acte de décès a été dressé le lendemain à la mairie dudit arrondissement, sur la déclaration de Gaston Raveneau, son petit-fils âgé de 21 ans, maçon, qui demeure à la même adresse (avec sa mère Marie, alors veuve, et 3 de ses frères et sœurs). J’ai pas de détail sur les causes du décès, mais quand elle a claqué, j’espère que ça a été rapide. Le genre de truc qui surprend même le cœur. Pas une longue agonie à base de yaourts tièdes et d’infirmières qui sourient par contrat. Elle est morte comme elle a vécu : en silence et sans faire chier personne.

    La veuve Astié née Rols a été inhumée le mercredi 10 février, comme l’indique le répertoire annuel d'inhumation du cimetière de Thiais (Val de Marne). 

 

Enterrement © Création personnelle d'après Bing 

 

    Le cimetière de Thiais fait partie des six piaules à macchabées parisiennes appartenant et gérées par la Ville de Paris situés en dehors de la capitale, sur le territoire d'autres communes (avec St Ouen, Ivry, Pantin, Bagneux et La Chapelle). Avec ses 103 hectares, répartis sur 130 divisions, le cimetière parisien de Thiais, c’est pas de la petite pelouse de quartier, hein. C’est carrément le deuxième plus grand cimetière des 20 nécropoles gérées par la Ville, juste derrière Pantin. On parle de 150 000 sépultures, plantées au milieu de 6 000 arbres — érables, tilleuls, cerisiers et compagnie. Un vrai poumon vert, planqué loin du vacarme des voitures et du tintamarre de la ville. Et en plus, c’est un coin sacrément cosmopolite : t’as de tout là-dedans — cathos, protestants, orthodoxes, juifs, musulmans, bouddhistes… Un vrai conseil des religions sous la pelouse. Ouvert en octobre 1929, à l’emplacement d’une ancienne garenne, c'est aussi le plus récent des cimetières de la capitale.

    Creusons un peu le sujet, sans mauvais jeu de mot. Au début, les Parisiens, ils crevaient et hop, direction le petit cimetière, juste derrière l’église de la paroisse. Et des églises paroissiales, il y en avait plein dans la capitale. Donc plein de cimetières aussi, vous pigez ? À la fin du XVIIIème siècle, les hygiénistes ont commencé à dire : « Bon, là, faut arrêter de vivre et mourir au même endroit. ». Résultat : on ferme les vieux cimetières dégueus, surchargés et insalubres, de même que le grand cimetière des Innocents, situé en plein cœur de la capitale. On transfère les ossements dans les catacombes et on crée trois grandes nécropoles, bien à l’extérieur : le Père-Lachaise (1804), Montparnasse (1824) et Montmartre (1825).

    En 1860, Paris s'agrandit, annexe les communes périphériques et, paf, récupère tous ces cimetières, ainsi que ceux des douze villages de Belleville, Charonne, Bercy, Auteuil et compagnie. D'autres cimetières proches des portes de Paris sont également ouverts entre 1860 et 1929.

    Mais comme la population explose et que tout le monde veut sa petite concession perso, ben, la Ville se retrouve à court de place. Du coup, elle ouvre des cimetières extra-muros. C’est comme ça qu’est né celui de Thiais.

    Au cas où vous vous poseriez la question pour vous-mêmes, je vous explique comment que ça marche le truc des concessions, parce que c’est tout un bazar ! Les personnes ou leurs ayants droit qui veulent s’offrir un bout de terrain pour l’éternité (ou presque), ont la possibilité d’acheter une concession funéraire. Elles sont attribuées en fonction des disponibilités de chaque cimetière. Il y en a plusieurs sortes : 10 ans, 30 ans, 50 ans, ou perpétuelle. Et si t'as pris 10 ans et que t’as envie de rempiler, tu peux. Tu peux aussi les rétrocéder, mais pas question de refourguer le terrain à quelqu’un avec une construction dessus en encore moins tant qu’il reste un macchabée dessous ! Faut rendre le carré vide de tout locataire, si tu vois ce que je veux dire.

    Et puis, c’est pas open bar non plus. T’as pas le droit d’y enterrer n’importe qui. Seuls le concessionnaire, son conjoint, ses parents, ou ses gosses peuvent y finir leur sieste éternelle. Bon, à la rigueur, un ami très cher, avec lequel t'avais un lien particulier d’affection ou de reconnaissance, mais pas la belle-sœur du cousin de la concierge, faut pas pousser mémé dans la tombe.

    En raison de sa destination particulière, la concession funéraire c'est hors commerce. Tu peux pas la vendre comme un appart. Mais elle peut se transmettre, par voie de succession, au sein de la famille. Tu peux même la donner, à condition qu’elle n’ait pas encore servi. Mais faut passer par un notaire, c’est pas le genre de paperasse qu’on règle au comptoir.

    De son vivant, le concessionnaire est le seul autorisé à rempiler et renouveler son contrat de concession funéraire. Si le concessionnaire est décédé, leur ayants droits doivent justifier de leurs liens familiaux pour pouvoir le faire. Une vraie affaire de famille, même après la mort !

    La sépulture de Cécile était située 65e division, 10e ligne, au n°29. Je parle au passé, car elle a été « reprise » comme l’indique le registre journalier dudit cimetière. 

    Les sépultures, ces petits bouts de terrain où l'on dépose nos macchabées, sont la propriété privée des familles. Mais elles retombent dans le domaine public municipal à leur échéance, si elles sont de durée limitée et si elles ne sont pas renouvelées. Et c'est le cas d'office si on voit que la tombe a carrément été abandonnée (monument délabré, envahis de ronces et de lézards, qui présente un risque pour les tombes avoisinantes, etc…), même si sa concession était perpétuelle ou centenaire. La « reprise » signifie que la mairie reprend possession de la parcelle de terrain communal. C’était le cas de Cécile : une concession trentenaire, qui n’a pas été renouvelée. Du coup, je peux toujours me radiner au cimetière avec mon bouquet, sûre qu’elle n’y sera plus. Son petit coin de terre a été réattribué. Elle qu'a passé sa vie à déménager, ben dans la mort aussi elle a dû changer de thurne ! Heureusement son souvenir, lui, est dans nos cœurs, pas sous un bout de marbre.

    Quand la mairie reprend, tout doit être enlevé  : monuments, ouvrages, pardessus en planches avec ou sans poignées en métal argenté, signes funéraires et objets divers. Le caveau, s’il en existe un, peut être démoli. Fini le palace souterrain ! Les restes mortels, provenant des concessions perpétuelles et centenaires abandonnées et reprises, sont placés dans des reliquaires et sont soit conservés dans un ossuaire spécial, soit incinérés et déposés dans l’ossuaire du Père Lachaise. Leurs noms sont notés dans un registre, consultable par tout le monde.

 

    Bon, OK, c’était pas jouasse cet article et on n'a pas eu la rate qui se dilate aujourd'hui. Mais la mort ça fait aussi partie de la vie. J’espère que les détails vous aurons pas fait avaler votre chique. Merci au passage de m’avoir lue jusqu’au bout. Pour ça, vous irez sans doute au paradis, ou au moins dans un cimetière bien entretenu.

 

 

jeudi 20 novembre 2025

R comme rente inacessible

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile remise son fiacre en 1937, à l'âge respectable de 79 ans. Depuis une demi-douzaine d’années elle demeurait rue Sthrau (Paris 13ème), chez sa fille Marie. C’est bien pratique les filles quand on est âgée. Elles permettent d’entretenir nos vieux jours, une sorte de plan B quand le corps lâche et que les économies font la grève. N’oublions pas que dans la deuxième moitié du XIXème, on commençait à trimer à 8 ans parfois (puis un peu plus tard quand l’école devient obligatoire jusqu’à 13 ans en 1882), pendant 12 à 15 heures par jours (limité à 8 heures en 1919), sans repos (le repos dominical supprimé en 1880 n’est rétabli qu’en 1906) ni vacances. Jusqu’à la mort. 

 

Les vieux au coin de la rue © Création personnelle d'après Bing

 

    Contrairement à son mari Augustin (mort en 1914) qui était encore journalier à 62 ans, Cécile était sans profession au moment de son décès. Comment fait-on quand on est âgée et sans revenu ?

    C’est bien joli la vieillesse, ce grand port où on amarre son rafiot après une vie de tempête (et quelques accalmies, faut espérer), mais on ne peut pas vivre que d’amour et d’eau fraîche. Les pensions de retraite ça n’a pas toujours existé ! Même si c’est sans doute plus ancien qu’on ne le pense, du moins pour certaines professions. Allez, je vous convoque pour un petit topo sur les retraites, histoire de vous cultiver un peu : Colbert a créé une pension de retraite pour les marins dès 1673 en instituant la Caisse des Invalides de la Marine Royale, ancêtre de tous les régimes de retraite français. Un bon début, pour les loups de mer. Ensuite, d’autres régimes de retraite ont été mis en place, pour des métiers particuliers : la première caisse de retraite des fonctionnaires de l’État a été mise en place en 1790 avec un départ en retraite à l’âge de 60 ans, après 30 ans de service.

    Avec la révolution industrielle et le développement du salariat ouvrier se mettent en place des caisses de prévoyance privées, à gestion ouvrière, patronale ou mutualiste. Un peu de solidarité, histoire de ne pas crever la dalle une fois usé par le travail. C’est ensuite la création des pensions militaires (1831), des mineurs (1894), des cheminots (1909), etc… D’ailleurs, ces catégories forment encore les régimes dits « spéciaux ».

    En 1910 une première loi sur les retraites des ouvriers et paysans est votée,  prévoyant le versement d’une pension à partir de 65 piges… Pour des travailleurs qui claquaient souvent avant 60. Oups. Autant dire que c’était la retraite... posthume. En plus c’est un système de retraite par capitalisation (par prélèvement sur le salaire) mais le niveau de vie misérable des ouvriers ne les incite pas à cotiser pour leurs éventuels vieux jours. Difficile de penser à demain quand on crève la dalle aujourd'hui. La retraite c’est cette période bénie où t’as enfin le temps de vivre, mais plus les genoux pour courir après.

    Faut attendre 1928 pour qu’on se décide à faire un vrai système complet d’assurances sociales — maladie, maternité, invalidité, vieillesse, décès — mais seulement pour les salariés de l’industrie et du commerce. Et encore, on avait qu’un demi-siècle de retard sur les Allemands, qui avaient déjà tout ça depuis 1881. Pas pressés, les Français, hein.

    En 1941, on crée une allocation aux vieux travailleurs salariés, l'ancêtre du fameux minimum vieillesse (institué en 1956), qui existe encore de nos jours. Un truc qui aurait sans doute bien arrangé Cécile, mais créé une dizaine d’années trop tard pour elle. Le destin est farceur, parfois.

    Et puis là, arrive le grand chambardement : répondant aux objectifs sociaux du programme du Conseil national de la Résistance, les ordonnances d'octobre 1945 créent la Sécurité sociale. C’est la naissance du régime général, unifié et universel. Le truc qui change tout. Cette fois, ça fonctionne par répartition : les cotisations des actifs servent à financer les pensions des retraités de la même année, tout en créant des droits pour leur future retraite. L’âge légal de départ à la retraite est fixé à 65 ans. Une vraie révolution, pour des millions de travailleurs qui, pour la première fois, pouvaient rêver de vieillir sans crever de faim !

    Par la suite, confronté au vieillissement de la population, le système de retraite fait l'objet de nombreuses réformes : durée de cotisation, âge de départ, catégories de métiers... (et quelques chose me dit que c'est pas fini...). Il y en a beaucoup, vraiment beaucoup, mais j’ai la flemme de vous les lister toutes alors si le sujet vous passionne absolument, rendez-vous sur Google.

    Quoi qu'il en soit, ce droit à la retraite, ce système de protection, est arrivé trop tard pour Cécile. Elle n'aura jamais pu en profiter. Une vie de labeur, sans la douceur des vieux jours assurés.

 

 

mercredi 19 novembre 2025

Q comme queue de vache

Sur les pas de Cécile

 

    Le beau-frère de Cécile, Daniel Frète, était boucher au faubourg Saint Michel à Angers. 

 

Boucherie © Création personnelle d'après Bing

 

   C'était même un boucher détaillant, le gars ! Pas n’importe quel découpeur de barbaque. À cette époque, le métier de boucher connaît un vrai tournant façon révolution des entrecôtes : la séparation entre deux branches du métiers. L’abattage des gros bestiaux revient aux bouchers de gros (les costauds du couperet, qu’on appelle les chevillards ou bouchers abattants) tandis que la vente au détail de la viande revient aux bouchers de boutique (les détaillants, les rois de la vitrine). Avant, les types tuaient leurs bestiaux dans l’arrière-boutique, peinards, entre deux clients (dans des espaces appelés « tueries ») — un vrai carnage version trottoir. Mais bon, parce que la population trouvait ça carrément dégueu (faut dire, le sang qui coule dans le caniveau, c’est pas hyper glamour), on a dit stop : place aux abattoirs publics ! Fini les tueries privées, bonjour l’hygiène et les tabliers plus ou moins propres. Mais attention, pas question de mélanger torchons et andouillettes : à cette époque, le boucher se distingue encore des charcutiers, tripiers ou rôtisseurs. Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.

    Ce sont les bouchers abatteurs qui gardent les revenus liés au cinquième quartier (cuir, suif, abats, sang, boyaux, os, crins; bref, tout ce qui n'est pas la viande…). Du coup les bouchers détaillants perdent un maximum de blé à cause de ça. Terminoche le Pérou ! À partir des années 1870, et le tournant libéral du Second Empire, ils cherchent donc à diversifier leur activité, ces gaillards. Les frontières entre boucher, charcutier, tripier, volailler et traiteur commencent à se faire plus floues. À partir du moment où le boucher détaillant se définit plus comme un artisan-commerçant, il doit améliorer ses techniques de vente. Il se fait conseiller et fidélise sa clientèle. Il bichonne ses étals et fait briller la viande. Pour un peu, il te vendrait un gigot comme on vend un bijou de chez Cartier (un bijou de chez Quartier de viande, quoi !). Les premières vitrines apparaissent dans les boucheries vers 1904. Comme les autres commerçants, les bouchers utilisent différentes techniques pour augmenter la clientèle (publicité, coupons de fidélité, etc…). Un vrai marketing avant l'heure, pour vendre du gras !

    Au XIXème la formation professionnelle s’organise, sur un modèle maître/apprenti, avec un paternalisme qui ferait loucher aujourd'hui. Les garçonnets de 13 ou 14 ans sont placés chez leurs patron au pair (nourris/logés ou avec un salaire minime). Ces enfants « font les courses », tenant le rôle du commis-livreur. C’est le rôle que remplissait Augustin, le fils de Cécile. L’adolescent qui aborde le métier boucher ensuite est guidé par son patron qui installe à l’atelier une ambiance morale (évidemment) et un climat proche de celui qu’il trouverait au sein de sa propre famille. D’ailleurs en général le contrat d’apprentissage notait bien que le patron devait se comporter, vis-à-vis de ses apprentis, « en bon père de famille ». C’est sans doute ce qui explique les liens étroits tissés entre Augustin et les Frète. Une vraie famille de substitution, avec l'odeur du sang en prime !

    Dans les boucheries d'antan, en général, les rôles étaient bien partagés : les femmes vendaient la viande, aidées de leurs filles, tandis que les hommes partaient chercher le bétail avec les fils. Des domestiques ou employés complétaient le personnel. Une vraie entreprise familiale, avec son lot de petites et de grandes mains.

    Les boucheries traditionnelles s’organisaient souvent de la même façon, leur conception répondant à l’usage spécifique du métier : le magasin au rez-de-chaussée, le logement du boucher et de sa famille dans les étages, des pièces sombres pour éloigner les parasites et faciliter la conservation de la viande, souvent bien aérées. La bidoche était présentée sur un étalage à l’extérieur, et/ou pendue à des crochets en façade, rouge et luisante, le saucisson accroché comme un pendu bien nourri. Voilà un tableau bien appétissant pour le chaland ! De grandes tentes protégeaient la viande de l’ardeur du soleil. C’était au poil (et les mouches devaient bien faire bombance à mon avis).

    Pour s’assurer de leur bonne conservation, les bouchers bichonnaient la viande et entretenaient une atmosphère sèche autour des carcasses. Une fois la bête tuée et dépouillée, sa viande n’était pas lavée. Elle était juste ressuée (assèchement partiel des carcasses par une phase lente de descente en température), simplement à la fraîcheur de la nuit jusqu’au morninge (à l'heure des croissants), puis était bien égouttée. La viande, cette diva du bifteck, était de préférence « rassie » : fallait la laisser maturer pour l’attendrir et la bonifier. Tournez pas de l’œil, faut ce qu’il faut. Pour la conserver, on misait sur le courant d'air, froid et sec. En été, c'était plutôt l'armoire-glacière (meuble composé de deux compartiments : dans l’un on mettait de la glace, dans l’autre la viande à conserver). Et puis la couche de graisse qui entourait la barbaque la protégeait naturellement. C'était cool : la nature a bien fait les choses. Une science de la conservation qui n'avait rien à envier à nos frigos modernes !

     Mais voilà, le froid artificiel débarque. Il retarde l’apparition des phénomènes d’altération, mais il a surtout bousculé les pratiques de boucherie. Grâce à la congélation, les denrées alimentaires voient leur durée de vie allongée. Les premières expérimentations de transport de viande conservée par le froid se font dans les années 1870. Zones de production et zones de consommation peuvent désormais être éloignées sans que cela ne pose problème et empoisonne les ménagères. Mais contrairement aux Angliches, en France bouchers, abatteurs et même médecins rechignent à utiliser le froid à la fin du XIXème siècle. En fait ils aimaient pas du tout ça à l’époque. Le goût des Français pour la viande « fraîche » et « naturelle » expliquerait la très lente introduction du froid dans le secteur de la boucherie. Ça heurtait les habitudes des bouchers qui considéraient qu’elle fragilisait le produit plus qu’autre chose. Le froid, ça les refroidissait ! Bon les professionnels de la profession ont fini par céder, et j’me dis qu’heureusement pour nous aujourd'hui, on a des steaks qui ne sentent pas le renard mort !

    J’ai plusieurs photos de Daniel Frète car il était notamment témoin au mariage de mon arrière-grand-père Augustin (fils de Cécile) et Louise Lejard en 1912 (voir la lettre E de ce ChallengeAZ). Les deux couples étaient très proches : ils ont longtemps vécu ensemble au faubourg Saint Michel (comme on l’a vu à la lettre P pour ceux qui ont la mémoire qui flanche). Et tiens donc ! leur fils unique se prénommait Daniel. Coïncidence ? Je ne crois pas !

 

Boucherie Frète © Collection personnelle
A gauche Élie, l'un des fils de Cécile. Sur la table Robert Raveneau, le fils de Marie. A sa droite Élisabeth Rols, puis Marie Anne Puissant sa mère et Daniel Frète. 

  

    Selon la mémoire familiale, le bâtiment qui abritait la boucherie était en partie creusé dans l'ardoise. Le premier étage était réservé aux Frète. L'étage au sommet du rocher était une petite cour avec le logement d’Augustin Astié (mon AGP), son épouse Louise Lejard et leur fils unique Daniel. Il y avait aussi un cabinet d'aisance. Dans ces vieux bâtiments les logements étaient imbriqués les uns dans les autres. L'escalier était taillé dans le rocher d'ardoise. L'appartement était petit et sombre, pas le grand luxe, mais c'était la vie ! La cuisine donnait sur la cour et la chambre donnait sur la rue. Dans cette chambre une cloison séparait le lit de Daniel du lit des parents. Chacun son petit coin, même dans la promiscuité.