« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

mardi 25 novembre 2025

V comme vauriens à la coule

Sur les pas de Cécile

 

    Cécile avait trois fils un peu fripouilles. Le vaurien, c’est pas toujours un méchant. Parfois c’est juste un gars qu’a raté le virage au bon moment, un qui a confondu raccourci et impasse.

 

Vaurien © Bing

 

    Louis, l’aîné d’abord : le 15 septembre 1894, à 17 piges, il se prend une condamnation par le tribunal d’Angers à 8 jours de prison (Zut ! le motif n’est pas précisé). Mais il a bénéficié d’un sursis à l’exécution de sa peine, suivant la loi du 26 mars 1891, la fameuse loi Béranger, ancêtre du sursis probatoire moderne. Une mesure de clémence pour les petits malins, les types pas trop méchants, les premiers de la classe des voleurs de pains. À la fin du XIXème, la petite délinquance augmente bougrement et les prisons débordent. C'est bien simple, il y avait tellement de monde derrière les barreaux qu’on aurait pu y ouvrir un bureau de poste aux heures de pointe ! Alors, pour éviter de remplir encore plus les cabanons avec des petits délinquants primaires, sans casier judiciaire, condamnés à une peine légère (en général inférieure à 1 an), les juges pouvaient leur faire obtenir un sursis et ils ne passaient pas par la case prison, à condition qu’ils ne représentent aucun danger pour la société, bien sûr. Si, après un certain délai (5 ans à l’origine de la loi), le condamné avait filé droit, la peine était considérée comme non avenue (elle ne s’exécutait jamais). Mais en cas de récidive, là, pas de pitié : tu payais double, l’ancienne peine et la nouvelle.

    Hélas pour Louis : bandit un jour, bandit toujours. Et paf, il remet ça deux ans plus tard ! Le 29 juin 1896 il est condamné à 8 jours de ballon pour rébellion, outrages et violences à agent. Un comble pour un fils de gendarme ! Ça a dû chanter à la maison, je vous dis pas la tronche du paternel.

    Donc logiquement Louis dû faire 16 jours puisqu’il a récidivé pendant son sursis. Mais sur sa fiche militaire (c’est elle mon indic dans cette affaire), ces deux condamnations sont rayées. On fait ça quand le soldat a bénéficié d’une réhabilitation : les jugements sont effacés de la fiche militaire mais aussi de la partie publique de son casier judiciaire. Le condamné à une peine légère peut l’obtenir s’il s'est tenu à carreau ou a fait preuve d'héroïsme sous les drapeaux — un acte de bravoure, une médaille, ou juste un comportement exemplaire. C’est ce qu’on appelait la « rédemption par le service », particulièrement valorisée pendant les guerres du XXème (notamment 14/18).

    Si Louis avait d’abord été dispensé en tant qu’aîné de 7 enfants, il est finalement incorporé au 85ème RI en 1898. Il donc fait son temps. Mais pendant son service il reçoit un certificat de bonne conduite. C’est peut-être pour ça que ses condamnations ont été effacées. Une sorte de blanchiment par l'armée, histoire de faire de lui un citoyen modèle, du moins sur le papier.

 

    Le vaurien suivant est François, 2ème fils de Cécile. Ce gaillard-là a été condamné par jugement contradictoire de la 11ème chambre du tribunal correctionnel de la Seine à une amande de 23 francs pour port d’arme prohibé en mai 1923 (voir ici pour les détails de l'affaire).

    Vu ses brillants état de service (ce que vous découvrirez demain à la lettre W de ce ChallengeAZ), son casier a lui aussi été effacé. Ou peut-être est-ce grâce à l’article 2 de la loi du 3 janvier 1925 qui prévoit que toute peine pécuniaire légère infligée avant la promulgation de la loi est annulée rétroactivement (un compère de peine, jugé en même temps que lui, a bénéficié de cette loi). Concrètement, la personne condamnée pour port d’arme prohibé à une amende pas trop lourde voit sa peine effacée par l’amnistie. L’amende est annulée, mais bon, fallait pas espérer récupérer la thune si tu l’avais déjà payée — l’État ne rend pas le pognon, faut pas rêver. L’ardoise disparaît du casier judiciaire, c'est déjà pas mal. Un coup de balai législatif, pour faire table rase des petites bêtises.

 

    Le 3ème vaurien est Benoît, l’avant-dernier marmouset de Cécile. Lui, c’est le gredin de la famille. Un gentil gredin : il n’a pas tué, mais a été envoyé à l’ombre plusieurs fois. Il a commencé petit. À l’âge de 10 ans, il a fait une fugue avec son petit frère de 3 ans son cadet. Ils sont partis de chez leurs parents un soir de juillet vers 6 heures environ et le lendemain ils n’étaient toujours pas rentrés. Inquiet, le père a déclaré leur disparition au commissaire de police de permanence et un entrefilet est paru dans la presse. On ne sait pas quand ils sont rentrés à la maison. Premier signe de rébellion.

    À 18 ans, il a de mauvaises fréquentations : une bande s’est constituée à Ivry, commettant déprédations et larcins dans les chantiers de glaise, les petits jardins potagers garnis de fleurs et de légumes, les jolis pavillons de Vitry et des environs de la gare et de l'hospice. Avec ses potes les apaches, 8 garnements âgés de 17 à 20 ans, venus d’un peu partout, ils s’étaient réunis un beau jour et avaient décidé de se construire un repaire, non loin du fort d'Ivry, dans le terrain vague où ils zonaient. Pour ça, ils avaient dévalisé les entrepôts de bois — emportant madriers et planches. En quelques jours, la cabane avait surgi de terre. Les crapules semaient le boxon sur les fortifs. Devant l’afflux de plainte, une brigade mobile de condés avait été désignée par le commissaire pour surveiller les modestes propriétés de la banlieue parisienne. Les canailles se sont fait pécho en novembre 1910. Leur affaire est connue sous le nom de « la caverne des 8 voleurs » et a fait les beaux jours de la presse (voir la lettre J de ce ChallengeAZ). 5 de ces brigands, les aînés, ont été envoyés au dépôt directement après leur arrestation, tandis que les plus jeunes ont été renvoyés chez maman-papa pour y attendre leur convocation de la Correctionnelle. Selon l’un des canards, Benoît a échappé au dépôt, sa culpabilité en la circonstance n'ayant pas été démontrée, et a été remis en liberté par M. Carrié, roussin en chef d'Ivry, ainsi que trois autres des individus arrêtés. Plusieurs de ces voyous ont été condamnés pour vol et vagabondage à une peine de 3 mois.

 

    Vaurien c’est pas un métier, c’est une vocation. Une vocation du côté obscur de la force, celle qui te pousse à flirter avec la ligne jaune, à titiller les limites du permis et du défendu. Le Benoît, il l’a la vocation. L’affaire des 8 voleurs n’a pas servi de leçon à cette tête de pioche : 6 mois plus tard, il est à nouveau en délicatesse avec la justice. Les cognes le reprennent la main dans le sac. La chance, c’est comme les clopes : ça s’use vite. Cette fois, il est condamné par le tribunal de la Seine à 2 mois de cabane pour vol. Direction l'hôtel sans étoiles, le club de vacances forcé.

 

    Vu le profil et son passif bien chargé, lors de l’appel sous les drapeaux l’année suivante, Benoît est envoyé direct dans un Bat’ d’Af’. La spécificité de ces bataillons d’Afrique c'est que ses recrues étaient des gars avec un casier judiciaire aussi épais qu’un dictionnaire. Les Bat' d’Af', c’était pas la colonie de vacances, hein, c’était l’armée des fortes têtes. D’ailleurs, au moins deux de ses acolytes de la caverne des 8 voleurs y seront aussi versés ! Mais les ennuis ne sont pas finis pour Benoît. Il arrive encore à se faire remarquer… mais pas dans le bon sens. Il empile les sanctions comme d’autres les médailles — cette fois, c’est le conseil de guerre de Tunis qui s’en charge. :  

  • en août 1914, pour abandon de poste alors qu’il était de garde : 1 mois de prison.  
  • en février 1916, pour coups et blessures : retour au gnouf pour 1 mois.

 

    Benoît est le seul des trois frères qui ne verra pas son casier effacé, un casier judiciaire qui tenait plus debout que lui. Il laisse l’image d’un vaurien à la gueule de travers mais au cœur pas toujours pourri, séjournant en taule comme dans une maison d’hôtes pour habitués. Un môme qu’a grandi trop vite. Un frère sans boussole. C’était pas un méchant, juste un type qui s’était trompé de trottoir toute sa vie. Et comme y’avait pas de panneau, il avait continué à marcher. Du moins, c’est comme ça que je l’imagine.

 

lundi 24 novembre 2025

U comme union à retardement

Sur les pas de Cécile

 

    Louis Prosper est le fils aîné de Cécile (enfin, le deuxième, mais le premier n’a vécu que 5 ans, donc le deuxième est devenu le premier, vous suivez ?). Il est né en 1877 à Beaufort en Vallée (Maine et Loire) où son paternel était en garnison (voir la lettre G de ce ChallengeAZ si vous vous rappelez pas). Il fait partie des rares enfants qui a été élevé par ses parents et non par un autre membre de la famille (voir la lettre P. Faut suivre, hein, sinon on s'en sort pas.). Il avait les cheveux et sourcils bruns, les yeux gris (perso je trouve ça un peu bizarre cette couleur, mais bon), le visage ovale, le front découvert, le nez et la bouche moyens et mesurait 1,68 m sous la toise. Niveau cervelle, il savait lire et compter, c’était déjà pas si mal pour l’époque. Pas un lettré, mais pas un perdreau non plus. Et il a attendu ses 37 ans pour se marier, dans des conditions un peu particulières. Je vous raconte ça tout de suite !

 

Mariage particulier ©  Création personnelle d'après Bing

 

    À 20 ans, il est scieur de long à Angers. Il demeure toujours chez ses vieux. Comme tous les jeunes gars de son âge, c’est l’heure de la griffe : lors de l’appel militaire, il est désigné « bon dispensé, selon l'article 21 car aîné de 7 enfants ». Ouais, ça c’était un motif valable pour échapper à ses classes à l’époque. Il est encore mineur, travaille et est considéré comme soutien de famille.

    L’année suivante, la situation de Louis est révisée, comme tous les ans dans ces cas-là : devenu majeur, la dispense est annulée. Il est appelé et incorpore aussi sec le 85ème RI à compter du 14 novembre 1898. Il doit user son matricule, pas l’choix. Mais en tant qu’ancien dispensé, il fait un service actif en caserne réduit (une pige seulement). Il sort de là rapidos et il est versé dans la disponibilité. Il peut donc rentrer chez lui, mais reste à la « disponibilité » de l'armée, au cas où... Après ça, il passe dans dans la réserve, en 1901, où normalement il devrait être peinard et ne plus revoir les bidasses.

 

    Un fois son devoir accompli, il se trouve une petite chérie à cajoler. Elle se nomme Augustine Anastasie Garivet. Ancienne couturière elle est, en 1901, devenue ouvrière. Trois ans de plus que lui, elle a déjà un peu roulé sa bosse. Elle a surtout été mariée en 1892 avec un certain Pierre Fauveau, un propriétaire angevin de 5 ans son aîné. Les deux années qui ont suivi ce mariage, elle lui a pondu deux loupiots au gars, Pierre et Augustine (vous remarquerez au passage la super originalité des prénoms, les parents ne se sont pas foulés le ciboulot !) nés à Angers et Paris. Mais y a de l’eau dans le gaz : le type s’est tiré (déjà, lors de la naissance de sa fille il est dit absent). Il s’est fait représentant de commerce et il a carrément abandonné la pauvre Augustine et ses deux minots rentrés à Angers. 

    Pourtant quand le divorce est prononcé en 1897, c’est à ses torts à elle. C'est le pompon ! Pourquoi ? Parce que la « défenderesse est défaillante faute d’avoir constitué avoué » et est, je cite, « demeurant à Angers, faubourg St Michel 96, ci-devant et actuellement sans domicile ni résidence connus ». Alors là, j’ai beau me faire une revue de détail, je n’y entrave que pouic ! Demeure au faubourg ou demeure pas ? Bon, OK dans le recensement de 1896 on ne la trouve pas à cette adresse (ce sont ses parents qui y habitent). Mais cette phrase est chelou quand même. Bon, en tout cas, ils divorcent. Lorsque leur fille se marie en 1915 le père est dit « disparu de son domicile depuis 20 ans ainsi qu'il résulte d'un acte de notoriété dressé par M. le juge de paix du canton Nord Est d’Angers » (donc, depuis que sa fille est née, en gros). En fait, il n’est pas disparu pour tout le monde : il est en banlieue parisienne, où il se remarie en 1916, re-divorce en 1920 et se re-remarie en 1921. Mais avec sa première famille il a tiré le rideau, fermez le ban y’a plus rien à voir.

 

    En 1901 notre Augustine s'est installée avec Louis à Angers. Le recensement la note comme épouse, mais là, y’a baleine sous le caillou : ils sont pas mariés. Soit l’agent recenseur avait trop levé le coude, soit le couple a un peu enjolivé la réalité. Ils vivent seuls : les gosses d'Augustine ne sont pas là. J’ai fini par débusquer la gamine chez ses grands-parents maternels mais pas de trace du gamin (ils ont alors 8 et 7 ans). Finalement, je le retrouve plus tard, mais c'est dans de tristes circonstances : en 1910 il casse sa pipe alors qu'il était domestique à Saint Sylvain d’Anjou (49). Un destin tragique pour le petit.

    En 1911 rebelote : le couple demeure désormais à Ivry mais sont encore dits mariés – alors que non, toujours pas. Quel micmac familial.

 

    Alors que Louis pensait avoir rangé définitivement son fafiot (livret militaire), voilà qu’un péquin de base a décidé d’assassiner un archiduc à l’autre bout de l’Europe !

    Le premier août 1914, c'est le grand branle-bas de combat : la mobilisation générale. Louis, qui est passé dans la réserve en 1901, puis dans la territoriale en 1911, est rappelé à l’activité. Il a 37 ans, une paille pour un jeunot, mais un âge respectable pour un vieux de la vieille. Considéré comme trop âgé pour intégrer l’armée active, il est versé au 11e Régiment Territorial d'Infanterie, où il arrive dès le 6 août, puis ça sera le 296e Régiment d’Infanterie en 1916, et le 109e Régiment d’Artillerie Lourde en 1918. Les territoriaux, c'était pas les têtes brûlées de la première ligne pendant la Première Guerre Mondiale : leur mission principale était la garde des voies de communication (gares, routes, ponts), la surveillance, et les travaux de défense (tranchées, fortifications). Moins glamour que de charger la baïonnette au canon, mais tout aussi essentiel pour que la machine de guerre tourne bien. Et sans doute un peu moins risqué. 

    Sa fiche indique qu’il a fait campagne contre l’Allemagne (aux armées dès le 7 août jusqu’en septembre 1915, à l’intérieur jusqu’en novembre 1916 puis de nouveau aux armées jusqu’en janvier 1919). Un parcours de combattant de l'arrière, parfois envoyé dans des zones proches du front, sans le panache des héros de Verdun, mais avec la sueur et la poussière des travaux forcés. Il a dû en voir des vertes et des pas mûres, même s'il était pas dans l'active.

 

    Et là, 25 jours après le début de la guerre, alors qu’il vient d'être mobilisé, il décide soudain de passer la bague au doigt de la femme avec laquelle il vit depuis une quinzaine d’années. Il bénéficie d’une permission expresse pour revenir à Ivry se maquer avec sa meuf. Simple, efficace, à la bonne franquette. Pas de contrat de mariage, juste deux cœurs et une signature.

    Pourquoi ce mariage soudain ? Je suis dans ce qu’on appelle l’expectative. C’est un patelin où il ne fait pas bon s’éterniser, vu le prix de la taxe de séjour. Un mariage juste après la mobilisation ? Ah ben voilà une question qui trotte dans la caboche des petits malins et des âmes sensibles ! Y en a toujours pour se dire : « Tiens, il a dû se marier pour pas partir au casse-pipe, le bougre ! » Une combine, une entourloupe, un plan foireux pour échapper à la grande boucherie… Alors oui, avant, dans certains cas, les types pouvaient être dispensés s’ils étaient seuls soutiens d’une famille nombreuse, de vieux parents ou d’une veuve. Mais en 1914, avec la mobilisation générale, c’est clair comme de l’eau de roche : tout le monde au front ! Marié, célibataire, veuf, père de dix marmots ou même futur papa — pas de jaloux, tous logés à la même enseigne. Et de toute façon, ce n’est pas de cas de Louis : il n'en n'a pas des minots à lui. 

    Faut dire que certains ont quand même essayé de gruger le système : certificats médicaux bidons, faux dossiers, mariages arrangés… des petits malins, y en a toujours eu. Mais c’était marginal et illégal, et souvent, ça finissait mal. On rigole pas avec la patrie en danger, même si l'envie est grande de se tirer de ce merdier ! Dans la mémoire collective, des récits de mariage au moment de la mobilisation ont parfois été enjolivés ou transformés en stratégies d’évitement du front. Des légendes familiales qui sentent bon le mensonge pieux. Mais contrairement à certaines idées reçues ou à des légendes familiales, se marier n'était pas une solution pour éviter le service militaire. C'était même parfois le contraire : un dernier baiser avant d'aller au casse-pipe, histoire de laisser un souvenir à la future veuve.

    Ce n’est donc pas pour se défiler que Louis officialise sa situation. P’têt ben que c’était tout l'inverse : pour la mettre à l’abri, au cas où il reviendrait pas du champ d’horreur, vous voyez ? Un geste du cœur. Officialiser la situation, lui donner un statut légal, pour la protéger. Un dernier acte d’amour avant de monter dans le train pour l’inconnu. Vaux mieux être veuve de guerre que fille perdue. Je jette ma langue aux chiens, mais j’en sais pas plus.

    Vu les âges respectables des « jeunes mariés » (lui 37, elle 40), ils n’ont pas eu de descendance. Mais Louis est resté proche de sa belle-fille, qui est demeuré dans le même immeuble même après son mariage et dont il a déclaré la naissance du premier-né.

 

 

 

 

samedi 22 novembre 2025

T comme transmission de rien

Sur les pas de Cécile

 

    C’est con, j’aurais bien aimé trouver le testament de Cécile (voir la lettre D de ce ChallengeAZ) pour voir comment elle a distribué ses dernières (maigres) possessions. Mais elle a cassé sa pipe sans même me dire où elle l’avait rangé. Résultat : ni tabac, ni testament. Juste l’odeur du silence. En même temps, question patrimoine on repassera : elle avait si peu de choses, que le bureau de l’enregistrement lui a collé la mention « Pas de fiche » ! Elle devait être si fauchée que si elle avait eu des puces elles l’auraient probablement quittée pour aller s’installer sur un type solvable.

    Dire qu’elle était née dans un château (un peu par hasard, il est vrai, mais quand même). À la fin de sa vie elle avait tellement rien que le vent, chez elle, entrait sans frapper.

    Du coup, j’ai rien à dire aujourd’hui. Nan, j’déconne. Je vais vous causer de l’enregistrement.


Bureau de l'enregistrement © Création personnelle d'après Bing

 

    L’enregistrement ? Votre cervelet émet du point d’interrogation à la cadence où les usines Ford débitent des bagnoles ? Calmez-vous, je vais vous éclairer. L’enregistrement, c’est pas un vieux vinyle, hein, c’est le petit nom de l’administration qui palpe un peu de flouze à chaque fois que les actes juridiques sont transcrits sur un registre public (ce qui est obligatoire). Mariage, héritage, procès, tout y passe. Au départ, c’était surtout pour donner une valeur légale aux papiers, mais très vite, le côté « ça rapporte du blé » a pris le dessus.

    Les tables de successions et absences sont des papelards qu’on trouve à partir de 1825. En général ils sont classés aux archives dans une série qui porte le nom choupinou de 3 Q. Derrière ce nom de code un peu coquin se cachent de vrais trésors pour les fouineurs de familles.

    Pour faire plus simple, et pour ce qui nous intéresse aujourd’hui, ces archives permettent de fliquer les successions. Y est noté chaque décès survenu dans le territoire couvert par un « bureau d’enregistrement » (zone proche de nos cantons actuels). Que t’aies laissé un magot, trois casseroles ou juste des dettes, tu y passes. Pas d’exception, tu y es répertorié !

    Bon, les tables de successions, comme leur nom l'indique, c'est juste des tables, pas les dossiers complets. Donc si votre ancêtre possédait quelque chose, faudra aller voir plus loin dans les registres de succession, dans un deuxième temps, pour en avoir le détail. Les tables sont classées par lettres alphabétiques puis par date d’enregistrement du décès. Le défunt est recensé dans le bureau dont dépend la commune où il créchait et/ou il a cané. Sur la page de gauche des tables, on trouve les infos de base : le nom, le prénom, la date et le lieu du décès (super pratique quand on ne sait pas exactement où sont décédés ses ascendants), l’âge, le conjoint éventuel, la résidence. Puis sur la page de droite, c’est le menu du jour : date et numéro de succession (s’il y a des biens à transmettre), parfois une petite description des biens transmis, les héritiers et d’autres mentions éventuelles comme un testament ou s’il y a des biens dans un autre bureau. Un vrai CV post-mortem.

    Avant 1825, c’était un peu le bazar. Il y avait plusieurs sortes de tables indiquant les dates de déclaration de succession : tables des successions acquittées, tables des mutations arrivées par succession collatérale, et tout le tremblement. Quand t’as pas ça (elles n’ont pas toujours été conservées) on peut fouiller dans les tables des testaments ou des donations à cause de mort. En clair, les ancêtres laissaient des miettes partout, faut juste savoir où chercher.

    À partir de 1866, l’administration se dit qu’il serait temps d’arrêter le foutoir. Du coup, elle met un peu d’ordre : on garde toujours le nom du défunt et le lieu de décès, mais on ajoute plein de colonnes pour noter tout ce qui s’est passé après sa mort : scellés, inventaire, tutelle, vente de meubles, etc. Au bout de la ligne, t’as la partie succession avec date, héritiers, observations… Bref, le résumé de la vie d’un mort bien administré.

    Mais des fois, votre ancêtre nageait dans la misère. Les héritiers pouvaient se brosser et en étaient pour leurs frais (sans mauvais jeu de mot). Dans ce cas, l’administration notait un « pas de bien » ou « pas de fiche ». Comme ça arrivait souvent, et que l’administration n’est jamais à court d’idée, elle a fait éditer un tampon spécial avec les mentions « pas d’actif » ou « S.B.M. » (nom de code qui signifie « Sans Bien Meuble »), pour éviter d’avoir à l’écrire sans cesse. La preuve que même la bureaucratie avait le sens de l'économie, surtout quand il s'agissait de constater la pauvreté !

    Donc, pour Cécile la table indique « pas de fiche ». C’était une pauvre fleur de misère. La pauvresse ne possédait rien : elle n’était pas propriétaire (elle vivait chez sa fille au moment de son décès, vous vous souvenez ?), n'avait pas de meubles. Bon, elle devait avoir quelques fringues quand même (elle n’allait pas cul nu, on est d’accord ?), un ou deux bijoux peut-être (une alliance au moins ?) mais cela ne devait rien valoir. En tout cas, pas suffisamment pour donner lieu à un inventaire ou à des frais de succession. En même temps heureusement, parce que chez les héritiers c’était pas le Pérou non plus, donc si on peut éviter de payer pour recevoir presque rien, c’est tant mieux.

    Et devinez quoi, son époux décédé en 1914 n’avait rien non plus. Que dalle. Il a fini dans un cercueil plus neuf que ses chaussures. Comme quoi la mort, des fois, c’est l’unique occasion d’avoir du bois de qualité. Sur sa fiche y’a pas plus d’info que d’intelligence dans les yeux d’une poule. Tellement rien que le fonctionnaire enregistrant son décès n’a même pas pris la peine d’écrire la mention « pas de fiche » ! C’est pas très sympa quand même, même pour un mort sans le sou.

    Il faut bien me rendre à l’évidence ce couple c’était un peu Jo le clodo. Ça devait pas être la teuf tous les jours, ça c’est sûr. Quand je pense à leur situation, je me sens aussi déprimée qu’un cachet d’aspirine dans un verre d’eau chaude. Mais je les aime quand même.