« Un soir, sur un chemin familier qui m’est cher, en mettant mes pas dans les pas de ceux qui m’ont précédé sur cette terre, j’ai senti frissonner l’arbre du silence. […] Il n’y avait plus de vent, rien ne bougeait, tout était apaisé, et pourtant j’ai entendu comme un murmure. J’ai eu l’impression - la conviction ? - qu’il provenait de l’arbre dont nous sommes issus : celui de nos familles, dont les branches sont innombrables et dont les feuilles frissonnent au plus profond de nous. Autant de feuilles, autant de voix vers lesquelles il faut se pencher pour bien les entendre, leur accorder l’attention nécessaire à la perception d’un silence qui, en réalité, n’en est pas un et ne demande qu’à être écouté. Je sais aujourd’hui que ce murmure a le pouvoir de donner un sens à notre existence, de prolonger la vie de ceux auxquels nous devons la nôtre, car ils nous habitent intimement. »

- Christian Signol, Ils rêvaient des dimanches

vendredi 13 mai 2022

#52Ancestors - 19 - Geraud Turlan

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 19 : Aliments & Boissons

 

Geraud Turlan est paysan à Entraygues (12) en 1687. Comme pour le laboureur (voir l’article de la semaine dernière), le paysan recouvre des réalités bien différentes selon les régions et les époques. Difficile, parfois, d’apprécier la réalité de sa vie à partir de ce simple mot. D’ailleurs, Geraud est aussi parfois qualifié de laboureur (en 1702).

Je ne sais pas si Geraud était propriétaire ou non de ses terres, mais sa famille demeure au village de Mejanasserre depuis plusieurs générations, tous dits paysans. 

Je pense que la famille était plutôt aisée, au vue des donations faites dans les contrats de mariage et testaments (plusieurs centaines de livres par enfants). De plus, ils fréquentent des notables (maître tourneur, docteurs en théologie, marchand, maître chirurgien, bourgeois). Le père de Geraud apparaît comme donateur dans le rôle des aumônes pour deux quarts de seigle. En 1724 il est lui-même dit marchand.

 

Dans ces documents, on y apprend ce que mangeaient (en partie) les membres de la famille. En effet, dans son testament de 1721 Géraud prévoie une « pension viagère » à son épouse, Hélix Soulié, si elle lui survit. Elle devra être, sa vie durant, logée dans sa maison, habillée « selon sa condition » et nourrie. Hélas, si d’aventure une mésentente survenait avec les héritiers du défunt, le testateur prévoit une pension pour sa veuve. Celle-ci est assez bien détaillée et nous donne une idée de son alimentation ordinaire.

 

La pension prévoit d’abord « trois setiers de blé seigle ». Le setier est une mesure de capacité pour les grains. Mais il y avait un grand nombre de setiers différents en usage en Aveyron (sans parler du reste du royaume). A Entraygues le setier valait environ 70 litres (d’après l’édition de 1841 du Tableaux de conversion en mesures métriques des anciens poids et mesures du département de l’Aveyron), ou un peu plus de 5 boisseaux, soit un total de 210 kilos annuels.

Le « blé seigle » désigne le seigle, par opposition au « blé froment » par exemple, le meilleur blé pour la production de la farine (les termes de blé ou froment peuvent être utilisés indifféremment), ou le « blé meteil » qui est un mélange de blé et de seigle. Le seigle donne une farine plus foncée que le blé, au goût plus prononcé et aux rendements moindre, mais il est plus rustique plus, résistant au froid, plus précoce et surtout mieux adapté aux terres froides. Bref, c’est le blé des terrains pauvres et des climats rudes.

 

Geraud donne ensuite à son épouse « quatre setiers de châtaigne, trois sèches et un vert ». La châtaigne est une production majeure en Rouergue, en parallèle du seigle, avoine et prés. On estime d’un tiers des surfaces est occupé par les châtaigneraies. Cela en fait un arbre essentiel pour les ressources de la région. « La châtaigne est vue comme une ressource nutritive de base : 2 kg de châtaignes fournissent 4 000 calories, soit davantage qu’une terre labourée en céréales. Pour couvrir la consommation d’une famille de 4/5 personnes pendant 7 mois, 2 hectares de châtaignes suffisent. »* Et la châtaigne nourrit aussi les animaux. Cette culture est l’une des seules plantes qui permet raisonnablement la mise en valeur des terres froides pour y produire des subsistances (E. Le Roy Ladurie).

En Limousin, autre grande terre de châtaignes, elles ont longtemps été la base de l’alimentation en remplaçant souvent le pain. On les mange en plats sucrés ou salés : châtaignes simplement bouillies, grillées, blanchies ou bien en crème de marrons, gâteaux de châtaignes, farci de volaille, boudin aux châtaignes, soupe aux marrons… et même en liqueur. Un dicton disait : « La châtaigne c’est le pain du pauvre, le dessert du riche et le bonbon de l’enfant. »

On remarque que Geraud donne davantage de châtaignes que de seigle. 

 


Est donné ensuite « un quart huille ». Étant donné le lieu où l’on se trouve, c’est forcément de l’huile de noix. Quant au « quart », ne s’agit-il pas de la « quarte », soit environ 17,5 litres (mesure d’Entraygues) ?

 

Il prévoit aussi « quinze livres de lard salé », soit environ 7 kg.

 

Vient ensuite « un ledier de sel ». Le sel (ici nommé) et le lard salé (vu précédemment) indiquent non seulement que c’était une denrée utilisée dans ces hautes terres mais qu’elle était précieuse puisqu’on prend la peine de la nommer dans des documents aussi importants que les testaments ou contrats de mariage. Quant au « ledier », il s’agit peut-être de la mesure appelée «  ladière » ou « liadère » qui vaut 1/6ème de setier, soit une douzaine de kilos. Rappelons que cette denrée n’était pas utilisée seulement en accompagnement comme aujourd’hui, mais aussi en moyen de conservation.

 

Enfin, le testament prévoit « quatre setiers de demy vin et deux setiers de bon vin ». Le demy vin est vin de pressurage, c'est-à-dire un jus résultant du pressurage du marc (restes solide de la vendange) donnant un vin plutôt ordinaire, moins coloré et moins fruité. Le total est d’un peu plus de 450 litres.

 

Le testament prévoit aussi l’habillement et la literie, mais ce n’est pas le sujet aujourd’hui. On pourra néanmoins noter que Geraud permet à son épouse « la faculté de prendre du jardinage et du bois pour son chauffage ». Je ne sais pas à quoi correspond le « jardinage » : potager peut-être ?

 

Pour l’anecdote, ce passage du testament est la copie conforme du testament de son père (prénommé aussi Geraud, bien sûr), rédigé 28 ans plus tôt, dans une autre étude notariale. Mon hypothèse est qu’il a conservé le testament de son père et lorsqu’est venu le temps de rédiger le sien propre il a suggéré au notaire de reprendre ce passage mot à mot. E t trois ans plus tard, il reprend le même thème dans le contrat de mariage de son fils Joseph pour assurer la subsistance de la mère du futur, Hélix Soulié. Dans ce document il existe quelques différences minimes, comme la précision de la nature de l’huile, qui est bien de l’huile de noix.


Et voilà Hélix bien protégée et sa survie assurée !

 

* Y. Truel : La châtaigne, une denrée oubliée dans les rentes seigneuriales et les dîmes ecclésistiques du Haut-Ségélé quercynois (Persée)

 

 

 

vendredi 6 mai 2022

#52Ancestors - 18 - Claude Joseph Robin

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 18 : Quelle était leur vie en société ?

 

Quand je rencontre Claude Joseph Robin, il est laboureur à Martignat (01). Né en 1717 (et mort en 1784), il est fils de François, lui-même laboureur. Il est son probable fils aîné, bien que les registres étant lacunaires, il est difficile de l’affirmer avec certitude.

 

Ce métier de laboureur recouvre des réalités un peu floues, différentes selon les régions et les époques :

  • Le laboureur peut être un simple traceur de sillons, n’ayant d’autre moyens de travail que ses bras et son savoir-faire, mais ne possédant pas d’attelage ; il est alors dit « laboureur à bras ».  Ce savoir-faire est néanmoins complet : « préparer la terre (essarter, épierrer, aménager des fossés), labourer (avec bœuf, cheval, mulet, âne), fumer la terre, semer, sarcler, moissonner, conserver les blés »*.
  • Il peut aussi être propriétaire d’une charrue et d’animaux de labour, se louant avec ses bêtes de ferme en ferme pour les travaux agricoles ; il peut alors être qualifié de « laboureur à bœufs ».
  • Mais il peut être aussi locataire ou même propriétaire de ses terres, et donc placé plus haut dans l’échelle sociale. Ce laboureur n’a plus rien à voir avec l’indigence car il implique un certain capital afin d’entretenir les bestiaux en plus des investissements liés aux instruments, aux semences, fourrages, etc… Il est entrepreneur mais aussi pourvoyeur d'emplois, puisqu’il entretient une domesticité permanente ainsi que, durant les gros travaux agricoles, des travailleurs saisonniers. C’est un paysan qui s’est enrichi. Il est aisé. Il a un statut reconnu dans la communauté, considéré comme un notable des campagnes, très présent dans les assemblées villageoises. Il peut prétendre à des unions avec la noblesse locale. On leur donne alors le qualificatif d’"Honorable" ou de "Maître".  Certains sont très riches, d’autres moins, ils représentent néanmoins l'élite de la paysannerie.

 

Je pense de Claude Joseph appartient à cette dernière catégorie. Son père est ainsi qualifié d’Honorable.

Pour confirmer cette hypothèse de paysan aisé, il faudrait trouver un inventaire après décès mais les inventaires et registres notarial de Martignat ne sont pas en ligne.

Cependant ma « cousine » Bernadette a trouvé un document en allant sur place, qui semble confirmer cette hypothèse. Une lettre extraite de l’étude de Me Andrea, signée de Claude Joseph et rédigée en 1748. Par cette lettre il « confesse avoir reçu du sieur Benoist Picquet [...] la somme de quinze livres deux sols six deniers ». Or, dans ce document, il se présente comme « scindic de la paroisse de martignat » pour l’année 1747.

 

Le syndic est un notable chargé de représenter, d'administrer et de défendre les intérêts d'une paroisse ou d'une communauté rurale. « Il fait & reçoit les mémoires qui regardent les affaires ou les intérêts de la communauté ; il contrôle & corrige les actions & les fautes des particuliers qui dépendent de la communauté, ou du-moins il les fait blâmer ou réprimander dans les assembles publiques. » **.

Dans le cas d'une paroisse, il est généralement élu par une assemblée constituée des hommes considérés comme les « chefs de famille » de la paroisse. Les modalités d’élection/nomination sont variables et changent plusieurs fois pendant le XVIIIème siècle. Ordinairement, la communauté d'habitants se réunissait “dans la manière ordinaire à la sortie de la messe de dimanche” pour élire, pour un ou deux ans, un habitant pour les représenter comme syndic.***

L’administration royale précise peu à peu leur rôle et nomination. On préconisait ainsi que les syndics soient choisis parmi les “personnes intelligentes et qui sachent écrire”***, la population qualifiée de « la plus saine, la plus compétente »****. Les habitants proposaient plusieurs personnes aptes à remplir la fonction et leurs noms étaient mis aux voix par la communauté réunie. Étaient élus (ou cooptés : souvent ce sont les même hommes qui exercent cette fonction à tour de rôle) celui ou ceux qui en remportaient le plus. Ladite communauté n’est composée que des hommes, comme ont l’a dit plus haut. Normalement la présence de tous était obligatoire. Ces réunions avaient lieu tous les ans (ou deux ans) et élisaient donc des « syndics annuels ». Au début du XVIIIème siècle, la monarchie créa la charge de « syndic perpétuel » qui devait représenter non seulement la communauté d'habitants mais aussi l'administration royale.*** La charge fut éphémère (supprimée en 11717), mais on le trouve parfois dans nos archives familiales. Les syndics sont donc élus parmi les notables de la ville ; c’est pourquoi Claude Joseph s’est retrouvé dans cette fonction en 1747.

 

Le rôle du syndic se précise peu à peu : il peut convoquer l'assemblée de la communauté et veiller aux réunions de ces assemblées ; il gère les affaires fiscales de la communauté ; il est chargé de fonctions relatives à la levée des impôts et à l'adjudication et la réparation des églises et des presbytères ; il s'occupe du recrutement de la milice ; il gère la garnison des troupes dans le village ; il administre les corvées; il préside aux affaires légales qui pouvaient intéresser la communauté. Néanmoins, les attributions des syndics continuent à rester variables selon les endroits et les époques.***

 

Pieter Brueghel, Le collecteur des tailles, 1617 - détail - Wikimedia commons


Je n’ai malheureusement pas plus d’exemples concrets concernant l’activité de syndic de Claude Joseph Robin. Par la suite il deviendra « hobergiste » : en tant qu’aubergiste il a dû avoir aussi une « vie en société » importante. Mais ça, c’est une autre histoire…

 

 

* Olivier de Serres : Le théâtre d’agriculture et mesnage des champs, publié en 1600.

** Encyclopédie, 1751

*** Cynthia Bouton : Les syndics des villages du bassin parisien des années 1750 à la Révolution

**** Les Syndics - Conférence présentée par Claude R. en janvier 2005 à Saint Méard de Dronne

 

vendredi 29 avril 2022

#52Ancestors - 17 - couple Macréau/Le Floch

 

- Challenge #52Ancestors : un article par semaine et par ancêtre -

Semaine 17 : Documentez votre généalogie (où sont les sources ?)

A l'occasion de cette dix-septième semaine du challenge #52Ancestors dont le thème est "Documentez votre généalogie", je reviens sur les sources qui m'ont permis d'écrire le polar généalogique lors du ChallengeAZ 2020. Vous ne l'avez pas lu ? Retrouvez ici cette histoire policière basée sur le travail de recherche que j'ai mené autour de mes ancêtres Henri Macréau et son épouse Ursule Le Floch.

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L’intrigue du polar se base sur un travail de recherche rigoureux auprès d’un éventail de sources varié. 

Tout est parti de l’état civil, comme souvent en généalogie. Il m’a donné le squelette de l’histoire, comme il donne l’armature d’un arbre généalogique. Avant de commencer la rédaction je connaissais les dates de naissance et mariage d’Henri et Ursule. Mais j’ai trouvé le décès d’Henri seulement au cours de rédaction. Le chapitre I est assez véridique : la mention curieuse du "domicile" à Coulommiers et ma quête sur Google StreetView pour résoudre ce mystère. 

Pour étoffer ma généalogie comme mon histoire j’ai épluché les recensements. Ils m’ont servi pour reconstituer le parcours d’Henri : ses adresses successives ont été utilisées notamment dans le chapitre D. Et bien sûr les recensements m'ont été utiles lors de l’enquête préparatrice pour établir les liens entre les personnages ayant véritablement existé (voir le "making of : les personnages"). 

J’ai voulu faire des recherches sur l’enregistrement : les actes notariés doivent être enregistrés par un receveur des impôts, c’est-à-dire transcrits sur un registre public, contre la perception d’un droit d’enregistrement. Cela permet de donner des détails sur le patrimoine de nos ancêtres, et peut être une bonne alternative pour connaître la date d’un décès que l’on ne trouve pas dans l’état civil (ce qui était mon cas). Hélas l’enregistrement n’est pas en ligne en Seine et Marne pour la période qui m’intéresse, comme je le raconte dans le Chapitre H. Il ne me reste qu’à ajouter une visite aux archives départementales sur ma to do list ! 

Les fiches militaires m’ont servies pour reconstituer le parcours militaire de certains protagonistes, mais aussi pour les informations périphériques qu’elles contiennent : descriptions physiques, blessures (la mutilation de l’index de Georges Thiberville mentionnée au chapitre E fait partie de ces petits détails véridiques qui émaillent le récit), adresses successives, motifs d’ajournement (comme la claudication d’Henri par exemple, utilisée au chapitre N). 

Les archives judiciaires sont intéressantes pour donner des détails sur la vie de nos ancêtres, même si ce n’est pas forcément ceux que l’on veut connaître en premier (apprendre que son ancêtre a été un mauvais garçon n’est pas toujours facile). J’ai abordé cette source au chapitre V. Dans le cas présent je n’ai pas pu les consulter car elles ne sont pas en ligne en Seine et Marne, mais cela peut-être une bonne piste à explorer. 

Par contre, sur le site des archives départementales j’ai trouvé des monographies communales qui m’ont données quelques informations ayant permis d’étoffer le cadre de vie de mes ancêtres, d’en savoir plus sur les mariniers et les charretiers de Tigeaux, les briqueteries, etc... 

Autre source précieuse : la tradition orale. Cette source est abordée dans le chapitre T. Si vous avez la chance d’avoir des anciens dans votre famille ou dans votre entourage, n’hésitez pas à les interroger : même si vous n'apprenez que des anecdotes ou des souvenirs un peu flous, ce sont autant d’histoires qui font la vie de vos ancêtres. Et s’il y a eu plusieurs témoins d’un même événement, n’hésitez pas à les interroger tous : vous verrez comme le même souvenir peut se révéler différent selon les points de vue ! 

La tradition culinaire a été abordée au chapitre R. Là encore c’est une source "secondaire" mais elle permet de comprendre l’environnement de nos ancêtres. La cuisine est le reflet d’une région, de son agriculture, de ses traditions : appréhender les recettes locales c’est aussi découvrir un pan de la vie de nos ancêtres. 

Lors de ma formation de guide conférencière, j’ai étudié la lecture du bâti et du paysage. C’est ce qui m’a permis de faire la "visite" du quartier des Egyptes du chapitre P. Cette lecture du bâti m'appris beaucoup sur la région. C’est en voyant ce quartier où a vécu Henri que j’ai mesuré l’importance des briqueteries dans la région par exemple. 

La lecture d’ouvrages divers a nourri ma réflexion et m’a aidé à rédiger l'histoire : le chapitre D évoque l’émigration bretonne, les prénoms et leurs variantes ont été abordés au chapitre S tandis que les maisons de famille sont au cœur du chapitre O. Cartes postales anciennes et dictionnaire des métiers ont aussi participé à enrichir mon texte. Bref, quand les sources "généalogiques" viennent à manquer il reste bien d'autres ressources à approfondir. 



Et voilà comment j’ai utilisé de vraies sources pour une fausse histoire !